SOUVENIRS D'UN INCONNU

UNE VIE SANS IMPORTANCE
Genthod


Ma mère

Dans mes souvenirs d'enfant, ma mère était une jeune femme belle, vive, exubérante. Elle plaisait beaucoup, surtout aux hommes. Les femmes, en général, la regardaient de travers. Elle n'avait pas fait d'études très poussées mais lisait énormément et s'intéressait à tout. Elle se liait facilement avec des inconnus, au grand dam de mon père, au tempérament beaucoup plus réservé et peut-être même un peu jaloux. Elle aimait plaire, s'exhibait dans des tenues extravagantes, posait avec complaisance sous les objectifs des appareils de photo ou des caméras de l'époque.
Ma mère a gardé ce goût du théâtre, de la parure provocante jusque dans ses vieux jours. A soixante-quinze ans encore, participant à des voyages lointains organisés par la ville de Genève pour les personnes du troisième âge, elle arborait des tenues incroyables, des chapeaux époustouflants, sans jamais éprouver le moindre sens du ridicule.
Enfant, je souffrais de ses extravagances, et je faisais tout pour me soustraire à ses exhibitions publiques.
Pourtant, je dois le reconnaître, elle plaisait. Ses tenues excentriques, ses opinions paradoxales, son exubérance, son militantisme courageux pour des causes perdues d'avance, lui valaient l'admiration de personnes très diverses, aux quatre coins du monde. Elle entretenait d'ailleurs une correspondance immense, lettres de plusieurs pages, tapées lettre à lettre sur du papier de récupération sur sa vieille Adler. Elle écrivait aux journaux, aux édiles, aux gens célèbres pour défendre son point de vue ou protester contre des attitudes qu'elle jugeait abusives.
Adepte du nudisme, des plantes médicinales, des médecines naturelles, du jeûne, elle militait activement aux associations de protection de la nature, des animaux et de lutte contre la vivisection.
Croyante, (baptisée et confirmée dans la religion réformée), mais peu pratiquante, elle était convaincue de notre survie après la mort, de la réincarnation des âmes. Elle raffolait des histoires de fantômes, d'esprits errants, d'apparitions mystérieuses, de maisons hantées, de poltergeists.
Elle croyait dur comme fer aux signes, aux rêves prémonitoires, à la suprématie de l'esprit sur la matière. Pour elle "vouloir, c'est pouvoir" et elle tenait pour absolument certain que la foi peut soulever une montagne selon la belle formule des Évangiles.
Maman avait tout un stock de récits qu'elle jurait véridiques où les miroirs se brisent, les pendules s'arrêtent, des tableaux tombent chez des personnes dont un proche vient de mourir.
Passionnée et passionnante, souvent exaltée, elle fraya dès son plus jeune âge avec les mouvements les plus divers tels les Témoins de Jéhovah, les Théosophes, puis les Anthroposophes. Elle fréquenta des spiritualistes renommés comme Werner Zimmermann ou Rudolf Steiner dont elle fut, à 23 ans, l'une des confidentes des derniers jours. Amie intime aussi de Yeronymus Zermac, le vieux sage de l'Engadine, un mystérieux occultiste, que l'on disait alchimiste et dont on prétendait qu'il possédait des pouvoirs immenses. Un jour que mon père se moquait devant ma mère de toutes ces croyances absurdes, elle me chuchota à l'oreille qu'il ne fallait pas rire de ces choses-là. Quelques décennies plus tard, en veine de confidences, elle m'avoua qu'elle avait vécu une semaine de jeûne auprès de Zermac dans sa caverne de l'Engadine, et qu'il lui avait tout appris. Je reparlerai peut-être un jour de cet étrange personnage.

 

Mon père Benz

Mon père, était un homme conventionnel, carré de figure, dans sa tenue et dans ses opinions. Fonctionnaire des douanes, il avait débuté sa carrière à la base comme simple "Grenzwächter". Au cours des veillées dans les fermes ou les refuges du Club-Alpin, lors de nos randonnées en montagne, il me raconta ses longues gardes solitaires sur les chemins douaniers de haute et moyenne montagne des Grisons, où, chargé de débusquer les innombrables contrebandiers italiens et autrichiens qui tentaient d'écouler leurs marchandises en Suisse, il vécut un vie passionnante et dangereuse.
Une anecdote entre beaucoup d'autres : depuis quelques semaines, il voyait de plus en plus souvent un gros ours pataud traverser la frontière, un peu gauche.
Intrigué, il le guetta, le suivit, et, au petit jour, le prit sur le fait en train d'émerger de sa peau, à l'approche d'un village, avec sa cargaison de marchandises prohibées.
Une autre fois, avec un collègue, ce fut un gros sanglier solitaire qu'ils observèrent de loin, à la jumelle. En approchant, l'animal eut un comportement singulier. Le collègue de mon père, un peu nerveux, tira sur la bête et la stoppa d'une seule balle.
Lorsqu'ils la retournèrent du pied, ils aperçurent la couture de la peau. Un contrebandier était dissimulé dedans.
Intelligent et travailleur, mon père termina sa carrière comme sous-chef des douanes à Sankt-Margrethen, avant de démissionner pour partir à l'étranger avec maman.
Désormais sa carte de visite portait une précision dont il semblait très fier : "Pensionierter Zollbeamter".
M. Benz avait une haute idée de la fonction publique. Il considérait que l'État qu'il servait était le "Brotgeber", le "donneur de pain" du fonctionnaire.
Plus tard, me sentant frustré d'être l'enfant d'un père aussi peu représentatif, j'en fis un "directeur régional de douanes suisses", et expliquai qu'il fut nommé à Nice pour "réorganiser les douanes françaises" alors dans un état de désordre avancé.
Ses hobbies : la poésie, la photographie, la montagne et les timbres. Il écrivait des vers de sa petite écriture belle et précise. Il ciselait avec talent des poèmes lyriques ou de circonstance, d'une belle facture classique. Il les envoyait aux journaux de Suisse allemande où il avait la joie de les voir publiés. Il m'en reste un, un seul, tout le reste disparut. Mais en feuilletant les gazettes, on retrouverait peut-être cette poésie naïve et spontanée, aux vers réguliers, chantant la nature et la vie sans prétention.

Genthod

A l'approche de la guerre, mes parents décidèrent de rentrer en Suisse. Mais vu le scandale occasionné par leurs amours coupables — à l'époque on ne badinait pas avec ces choses-là dans certaines régions catholiques de la Suisse profonde, —  ils s'installèrent dans le canton de Genève, l'État le plus libéral de la Confédération Helvétique. Ils s'y firent construire une modeste villa dans un grand jardin, à Genthod, derrière le cimetière. Lorsque, selon la tradition, les ouvriers fixèrent le sapin enrubanné à la poutre faîtière de la toiture, avant de poser les dernières tuiles, je me vois encore battre des mains avec toute la famille et les voisins assemblés. Pour la même occasion, un sapin argenté fut planté en mon honneur, devant la maison.
Mes parents, enfants de la campagne, élevèrent des poules, des lapins et des chèvres, plantèrent des arbres fruitiers et transformèrent un bon tiers de la propriété en jardin potager.
J'appris à traire les chèvres et à les mener au bouc.
Mon père me montrait comment assommer un lapin d'un vigoureux coup de gourdin derrière la tête. Une fois mort, il le suspendait par les pattes arrières à un poteau pour le saigner et le dépecer.
Les peaux d'hiver étaient séchées puis salées pour en faire des fourrures.
Les poules étaient sacrifiées, la tête tranchée d'un coup de serpe sur le billot. Certaines d'entre elles, la tête tombée à terre, battaient des ailes et volaient sur plusieurs mètres avant d'atterrir.
A l'âge de six ans, j'eus droit à un compagnon dont j'étais très fier : un joli âne gris : Hansi.
Durant quelques années, nous disposions d'une domestique, nourrie logée, qui couchait sur l'étroite banquette de la cuisine. Je me souviens d'une Thurgovienne au visage ingrat, qui touchait comme gages, dix pauvres francs (suisses) par mois.
Mes premières maladies furent soignées par le docteur Naef, un bel homme élégant. Comme M. Wenger, le maire de la commune, il était amoureux de ma mère.
Ce fut M. Wenger, qui, dans l'intérêt de la famille, permit que je fusse inscrit à l'école sous le nom de Benz et non sous celui de Höhener.
Dès lors mes camarades me surnommèrent évidemment... Benzine.
Pour remercier le maire de cette faveur dont je n'étais d'ailleurs nullement conscient, j'allais, de nuit, avec mon copain Divorne le fils du cantonnier, pêcher les poissons rouges de son magnifique étang.
Surpris, je fus confronté au châtelain en présence de ma mère. Ma mère, qui plaisait beaucoup, plut à M. le Maire et, l'affaire s'arrangea.
Ma première piscine fut un vaste bac rond en zinc, muni d'un bec verseur, où, l'été, je barbottais nu. Comme beaucoup d'enfants j'avais honte de cette nudité.

 

Premiers bobos

Je subis mes premières vaccinations à l'hôpital de Genève. Je me souviens de la souriante infirmière, de la piqûre, de mes reniflements, puis des félicitations de ma mère pour n'avoir pas pleuré comme les autres loupiots.
Le même hiver, je connus ma première otite. Le docteur Naef n'en arrivant pas à bout, ? les antibiotiques n'existaient pas en pharmacie ?, l'on m'emmena à Genève à l'hôpital cantonal.
Là, il était temps de me soigner énergiquement. Selon l'infirmière qui m'examina, je risquais une mastoïdite qui exigerait une opération. Le médecin qui lui succéda était un grand et gros homme aux mains énormes. Il saisit mon visage entre ses rudes pognes, l'inclina avec force sur le côté avant de planter sans ménagement un speculum dans le conduit enflammé de mon oreille.
Le contact de son instrument me fit un mal de chien. Je ne pus retenir des sanglots, et je bougeai la tête pour échapper à la présence douleureuse de l'appareil.
Le sadique morticole s'énerva et m'administra une gifle sévère sur l'autre joue. L'infirmière me consola tant bien que mal, mais, lorsqu'elle voulut me réinstaller sur le fauteuil d'examen, je me débattis et ne voulus plus rien savoir.
Alors, le Dr Keynedjan ? jamais je n'oublierai son nom ?, me fila une seconde beigne. Puis, m'ayant attaché serré sur le fauteuil, allant jusqu'à emprisonner mes poignets dans des bracelets d'acier, il me cureta l'oreille à vif.
La méthode fut certes  brutale, mais au bout de trois jours j'étais guéri.

 

Aux temps heureux des ventouses et des lavements

L'hiver, époque des refroidissements, des rhumes, des grippes et des catarrhes, maman sortait sa panoplie de médecine familale : sirop de bourgeons de sapins, de bave de limace, tisane de thym, de sauge et de cynérodon, poire et bassin à lavements, flacon d'alcool à brûler, brûleur et boîte à ventouses. L'application sur la peau de ces petits pots à yaourth dont la flamme d'un brandon chassait l'air au préalable, était une cérémonie quasi magique.
Maman les plaçait d'abord sur la poitrine, puis, lorsque par endroits, la peau était devenue bien violette, ? signe de leur efficacité, ? elle les détachait avec précaution avant de les appliquer dans le dos.
Après quoi, bien au chaud, je buvais une tisane brûlante et l'on me déclarait guéri. Ce qui fut toujours le cas.
On n'appelait le médecin qu'en cas de complication grave.
Maman, grande adepte des plantes et des thérapeutiques naturelles en général n'avait pas une confiance absolue dans le savoir trop théorique et livresque des docteurs.

Johann Höhener

Les praticiens qu'elle admirait vraiment étaient du type Johann Höhener, son cousin, figure emblématique de la famille. Un ophtalmologue ayant vécu à Bâle vers la fin du 19e siècle.
Avant d'exécuter une intervention difficile sur un patient, il la réalisait toujours sur lui-même, opérant un de ses propres yeux, devant un miroir grossissant, avec l'aide de son assistante. On dit qu'il pratiqua ainsi une bonne dizaine de fois mettant au point des techniques remarquables, et qu'il mourut octogénaire, ayant conservé une vue excellente jusque dans la vieillesse.
Jung, dans une lettre à un confrère dont tante Fanny me montra une copie, parlait avec admiration des exploits de ce chirurgien hors du commun.
Mon père, pour sa part, se vantait de n'avoir pas consulté de médecin depuis 1893, année de la visite médicale obligatoire avant le service militaire !
Du côté Benz il existait semble-t-il aussi un praticien sortant de l'ordinaire. Famille catholique, d'origine argovienne et très pieuse, les Benz étaient renommés pour être prolifiques. Paysans de père en fils pour la plupart, attachés à leurs troupeaux et à leurs terres, ils engendraient à chaque génération un notable qui apportait une tache de lumière sur un arbre généalogique plutôt terne. Instituteur, fonctionnaire ou curé étaient en ce temps-là considérés comme des professions d'élite. Alors, lorsqu'un fils plus doué accédait à une profession libérale, devenait avocat ou médecin, c'était Byzance !

Un dangereux anarchiste

Ainsi, parlait-on tout bas au cours des veillées, d'un certain Werner Benz, fieffé cavaleur et dangereux anarchiste, qui exerçait à la fin du siècle dernier la profession de hongreur. Ces spécialistes dont le savoir se transmettait de père en fils, faisaient office de vétérinaires de campagnes et accessoirement de guérisseurs et d'avorteurs. Werner devint l'homme illustre de la famille lorsque, possédant pour tout bagage ce qui correspond en Suisse au certificat d'études, il réussit à passer sa "maturité fédérale" par correspondance. Dans la foulée, il commença des études de médecine à l'âge de quarante ans sans cesser d'exercer ses pratiques empiriques, afin de survivre. Pour se faire pardonner cette trahison auprès de ses camarades anars qui considéraient les diplômés comme de vils bourgeois, il disait  :
" J'en ai marre d'être traîné devant des juges hypocrites qui me condamnent systématiquement pour exercice illégal de la médecine, avant de m'envoyer en douce, pour une consultation gratuite, leur épouse gravement malade, leur enfant atteint d'une maladie mal connue ou de confier à mes mains secourables les petites et grandes misères de leur propre personne !"
Grand connaisseur et amateur de champignons, Werner avait mis au point des pilules abortives fabriquées à partir de champignons vénéneux qui lui valaient une renommée sulfureuse.

Le diplôme dans les WC

Devenu médecin, il afficha par dérision son diplôme dans les WC de son cabinet. Werner n'en abandonna pas pour autant ses pratiques empiriques et poursuivit ses recherches mycologiques. Soignant gratuitement les pauvres il n'exigeait pour honoraires de la part de ses clients aisés que ce qu'ils voulaient bien lui donner. Cette méthode lui réussit d'ailleurs fort bien : quelques riches pratiques rrattrapées in extremis par lui au bord du tombeau, se montrèrent fort généreuses. Évidemment, la plupart de ses honorables confrères le traitaient de charlatan mais il s'en moquait éperdument.
Mon père qui tenait de son cousin cet amour des champignons, me confia un jour que nous cueillions des bolets en Haute-Savoie : Werner goûtait à tous les champignons, même aux mortels. Cela paraît incroyable.
- Il était fou ?
- Non, il le faisait dans le but louable de leur trouver un antidote. (En ce temps-là des milliers de personnes mouraient chaque année après avoir mangé un plat de champignons). Sa technique consistait à se mithridatiser en commençant par consommer tantôt cuites, tantôt crues, des parcelles infinitésimales des espèces douteuses, jusqu'à ce que son corps se soit habitué au poison et fabrique ses propres anti-corps.
Il avait également mis au point des granules homéopathiques à base de champignons vénéneux telle que l'ammanite phalloïde responsable à elle seule de la plupart des cas mortels.
Ces récits familiaux au parfum de légende, probablement enjolivés, m'inoculèrent le goût de la médecine. Durant des mois, voulant imiter ces fabuleux ancêtres, je jouai avec mes petites amies d'enfance au toubib et à la malade. Un jour, pour me faire la main, j'allai jusqu'à opérer moi-même, au rasoir, une verrue que j'avais au genou. L'objectif étant de débarrasser dans la foulée mon amie Ruth, de la même manière chirurgicale, du grain de beauté qui défigurait sa joue et dont elle avait honte. Heureusement que maman survint à temps pour éviter le pire. A la vue de mon genou en sang, elle me demanda une explication qui tarda à venir. Avant même d'attendre la fin de mon bafouillage et d'arrêter l'hémorragie, devinant à la vue du rasoir de mon père ce que j'avais pu faire, elle me confisqua l'instrument et me fila une bonne trempe.
- Voilà, ça t'apprendra ! Et si tu ne veux pas que je te coupe les oreilles, évite de jouer à des jeux aussi idiots !
Après quoi elle aspergea mon genou d'alcool à 90° pour le désinfecter, me badigeonna la plaie de teinture d'aloès et de mercurochrome, avant d'appliquer dessus des compresses de feuilles fraîches de plantain, pour accélérer la cicatrisation.
Je crois que jamais ma mère ne se douta que j'avais envisagé le plus sérieusement du monde d'opérer au rasoir le grain de beauté de mon amie Ruth !

 

École "enfantine"

Mon premier jour d'école reste dans mon souvenir comme une véritable fête. Mon père me prit en photo devant "mon" sapin argenté qui avait déjà grandi. Maman plaça sur mon dos une jolie hotte à la place du traditionnel cartable à bretelles en cuir bouilli. Je portais encore les cheveux blonds, mi-longs, bouclés. L'école primaire, à cinq cents mètres de chez nous, se situait dans une vieille maison grise, un peu triste, dans une ruelle étroite conduisant au centre du village. Flanquée d'un préau planté d'arbres, cette école était appelée à disparaître bientôt.
Bien que fils naturel non reconnu de M. Émil Benz et de Mlle Elfried Höhener, je fus inscris à l'école, nous l'avons vu, sous le nom d'Émile Benz. Le premier jour, la maîtresse, Mlle Margot, une vieille fille sèche et maigre, je m'en souviens comme si c'était hier, nous installa deux par deux devant de vieux pupitres de bois rugueux maculés d'encre et gravés d'initiales. Elle nous distribua des figurines polychromes en carton bouilli, que nous disposions devant nous selon notre fantaisie, en épelant sous sa dictée leurs noms respectifs : maison, arbre, vache, ferme, montagne, berger, chien, cheval, chariot, etc.
A la maison, nous nous entretenions en "schwizerdütsch". Mes parents parlaient le français avec un fort accent alémanique. A la grande joie de mes camarades, je ne parvenais pas à prononcer correctement certains mots comme "huile" que je prononçais "ville", le chiffre huit devenait "vite". Ces mots toujours estropiés ainsi que la  "virondelle" ou les "zaricots", me valaient à chaque fois une taloche, — car nous vivions à l'époque délicieuse de ces sanctions physiques, immédiates et résolutoires, que réprouvent et proscrivent à tort les éducateurs d'aujourd'hui*.
Un nom propre me posait aussi un problème insoluble : Genthod. Le nom de notre village. Je ne parvenais pas à le déchiffrer correctement. Je me souviens des longues minutes passées à tenter de le lire à haute voix sur l'écriteau placé à l'entrée du village, entre la propriété des Dominicé et celle du Maire, M. Wenger.
Pour moi un G se prononçait toujours Gu, à l'allemande. EN se lisait Enne. L'H était aspirée. Ainsi, répétais-je inlassablement, à voix haute Guennetthhod.

Menteur et voleur

Dès mon plus jeune âge, je fus un peu mytho et klepto. (Je le suis resté longtemps). Je racontais souvent des "craques" à mes petits camarades, histoires étranges, parfois délirantes, que mes amis gobaient, car mes seules qualités véritables furent toujours une imagination débordante et une facilité à convaincre.
Dans la cour de récréation où j'assistais aux parties de foot de mes copains sans y participer, - je ne me suis jamais senti "sportif" au grand désespoir de mon père qui eût aimé faire de moi un champion olympique, - je récompensais les vainqueurs des tournois de quelques piécettes de monnaie "empruntées" à mes parents.
En classe aussi, lors des interrogations de la maîtresse, je racontais des histoires enjolivées ou inventées de toutes pièces. Ce défaut me valut quelques déboires même lorsque je disais la vérité.
Un jour Mlle Margot nous demanda d'exposer devant la classe une histoire vécue par nous-même ou notre entourage. Pour me rendre intéressant, je raconte que lors d'un voyage en Amérique, mon père était monté dans un immeuble de cent-deux étages.
Cela me valut une gifle mémorable et le qualificatif de "menteur".
- Un immeuble de cent-deux étages, cela n'existe pas! se fâcha la maîtresse.
En fait, mon père lisait beaucoup et avait une bonne culture générale. C'est lui qui m'avait parlé de l'Empire State Building de New-York, alors immeuble le plus haut du monde, de plus de trois cents mètres de haut et de cent-deux étages. A l'époque, en l'absence de télévision, avec une radio balbutiante, des journaux dont le lecture était interdite aux enfants, certaines connaissances circulaient mal. Si l'immeuble de cent-deux étages existait bien, il n'était pas vrai que mon père l'eût visité ! Ma mythomanie reposait souvent sur une base exacte.
L'explication entre mon père et Mlle Margot eut lieu,  à huis clos.

 

 

* A cette époque bénie de mon enfance, la m* A cette époque bénie de mon enfance, la maîtresse, le maître, "c'était quelqu'un". D'abord, ils avaient la vocation. Ensuite, avec le maire, le gendarme, le pasteur ou le curé, l'instituteur représentait l'armature de la société. Il était admiré, respecté et consulté.

026 - Voleur de "sugus"

 

La rue centrale de Genthod comportait une épicerie où mes camarades et moi aimions nous rendre, à la sortie de l'école, pour acheter des "sugus", exquises pâtes de fruit qui collaient aux dents, et dont nous étions friands. Le bocal à "sugus", vaste récipient en verre, trônait sur le comptoir de l'épicière, tout juste à la portée de nos mains. Dès qu'elle avait le dos tourné ou qu'elle se rendait dans son arrière-boutique, la petite bande de garnements que nous étions, déléguait le plus grand d'entre nous pour tenter de voler quelques friandises.
Un jour, je fus surpris la main dans le bocal, tandis que mes copains s'enfuyaient.
L'épicière me saisit à l'oreille et me tança vigoureusement. Comment l'écho de cette tentative de vol parvint-il aux oreilles de mon père, je l'ignore. Toujours est-il que me voilà traîné manu militari à l'épicerie par un père courroucé, qui exigea de moi de faire de publiques excuses à Mme l'épicière. Rouge de honte et paniqué, je parvins difficilement à extirper de ma bouche les mots nécessaires à mon acte de contrition. Alors mon paternel, sans se soucier de mon amour-propre, défit les bretelles qui retenaient ma culotte, - qui tomba sur mes mollets -, rabattit mon slip, et administra une mémorable fessée sur mon cul nu.
Malgré ce cuisant outrage à ma dignité, je continuai à voler, mais avec davantage de prudence et de ruse. Ce fut l'une des rares fois de toute ma vie où je me fis prendre la main dans le sac.
Je devais tenir ce défaut de ma tante diaconesse, que l'on disait chapardeuse et même voleuse. C'était une petite femme maigre et sèche, au visage triste, que ma mère et tante Fanny avaient de la peine à considérer comme leur sœur.
Au départ de chacune de ses visites, ma mère la fouillait à corps sans indulgence, examinait ses bagages, retrouvant à chaque fois quelques objets volés.
Mes parents se brouillèrent définitivement avec elle le jour où, lui ayant confié la maison, les animaux et le jardin pour partir en vacances, ils avaient retrouvé la villa pillée et elle-même envolée...

 
027 - Voleur en herbe

 
Mon besoin de voler était spontané. Voler pour voler. Un psychologue d'aujourd'hui attribuerait ce défaut à un besoin de compensation.
Moi, c'était d'instinct que je volais. Mais, depuis l'affaire des sugus, je le faisais avec de plus en plus de prudence.
J'allais jusqu'à voler des légumes dans les potagers du voisinage non pas parceque nous manquions de légumes, mais pour le plaisir. Et jamais l'on ne me soupçonna d'être le responsable de ces larcins alors même que les voisins se plaignaient de ce pillage.
A l'école, je faisais les poches de mes petits camarades. A la maison, j'inventoriais celles de mon père, je prélevais ma dîme sur l'argent du ménage. J'allais jusqu'à voler l'argent de la pauvre bonne quand je le pouvais.

 


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