Robert-Louis Stevenson

Visite à Marlotte, Grez et aux bords du Loing

stevenson

Marlotte et autres lieux
« Nemours et Moret, bien qu'étant très pittoresques, ont été peu fréquentés par les peintres. Ce sont en vérité des bourgades trop populeuses ; elles ont leurs manières à elles et seraient en mesure de résister au sévère processus de colonisation. Montigny a été quelque peu négligé, ce qui est étrange. Achères et Recloses attendent toujours un pionnier.

Quant à Bourron, il n'en est pas question, car ce n'est qu'un autre Grez sans la rivière, sans le pont ni la beauté et de tous les lieux possibles à l'ouest de la forêt, seul Marlotte mérite d'être mentionné.

Je connais à peine Marlotte et, très probablement pour cette raison, je ne m'y sens guère attaché. L'endroit m'apparaît comme un hameau tape-à-l'œil et disgracieux. L'auberge de la mère Antoni est sans attrait et sa principale rivale, bien qu'assez confortable, est banale.

Marlotte a un nom; c'est un endroit célèbre; si j'étais un jeune peintre, je le laisserais seul à sa gloire. Que le jeune peintre aille plutôt à Fontainebleau et pendant qu'il s'abrutit d'études qui lui apprennent l'aspect mécanique de son métier, qu'il aille marcher au grand air et se faire le serviteur de la gaieté et, sans cueillir ni herboriser, qu'il suive les humeurs de la nature. C'est ainsi qu'il apprendra - ou apprendra à ne pas oublier - la poésie de la vie et de la terre, ce qui, quand il aura trouvé sa voie, le protégera d'une reproduction sans joie. »

GREZ-SUR-LOING

Grez est situé hors de la forêt, sur les bords de la rivière étincelante. Le village se prévaut d'un moulin, d'une église ancienne, d'un château et d'un pont aux nombreuses piles à éperon. Ce pont est un monument public, anonymement célèbre; attirant l'attention du dilettante sur les cimaises de centaines d'expositions. Un pont qui a déjà beaucoup servi!

Et si vous visitez Grez demain, vous trouverez une autre génération, installée au fond du jardin de Chevillon sous des parapluies blancs et le peignant de nouveau avec obstination. ?

Le pont mis à part, Grez est un lieu qui suscite moins l'inspiration que Barbizon. Je le préfère à Cernay. Il y a quelque chose de lugubre dans la grande place vide du village de Cernay, avec les tables de l'auberge dans un coin, comme si la scène avait été montée pour la représentation d'un opéra champêtre, et au petit matin, tous les peintres qui rompent leur jeûne en buvant du vin blanc sous les fenêtres des villageois.

C'est une chose complètement différente de se réveiller à Grez, de descendre dans le jardin verdoyant de l'auberge, de voir la rivière s'écoulant sous le pont et de contempler l'aube qui pointe à l'horizon derrière les peupliers. Les repas sont pris dans la fraîcheur de la charmille, sous les frondaisons agitées par la brise. Les éclaboussements des avirons et des baigneurs, les costumes de bain qui sèchent, les canoës coquets près de l'embarcadère nous parlent d'une société qui ne néglige pas les loisirs. Il y a "quelque chose à faire" à Grez. C'est peut-être pour cette raison même que je n'ai pas gardé souvenir de moments de ferveur durables, ni d'instants magnifiques d'euphorie comme j'en ai connus dans les futaies solennelles et les heures calmes de Barbizon.

Ce "quelque chose à faire" est un grand ennemi de la joie ; c'est un bon moyen de la voir s'échapper ; vous mettez votre entrain dans quelque activité toute programmée et vous le regardez filer! Mais Grez est un lieu réjouissant à sa façon : joli à voir, gai à habiter. Le cours de sa rivière limpide, en amont comme en aval, est plein d'attraits charmants pour le navigateur : des labyrinthes entre des îles de roseaux où, en automne, les baies rouges abondent, les images inversées des arbres se reflétant dans l'eau, les nénuphars, les moulins, l'écume et le fracas des barrages. Et de toutes les nobles courbes des routes aucune n'est plus noble, par un crépuscule venteux, que la grand-route de Nemours entre ses rangées de peupliers bavards. ?

Mais même Grez a changé. La vieille auberge, étayée, renforcée, arc-boutée depuis longtemps, s'affaissait sous le simple poids des ans, et le lieu en l'état n'était plus qu'une image qui s'estompait dans la mémoire de ses anciens clients. Ils se souvenaient, en fait, du vieil escalier de bois, du soir pluvieux, de la large cheminée, de l'éclat du feu de brindilles et de l'assemblée qui se réunissait dans la cuisine autour du pilier. Mais la structure matérielle est maintenant poussière ; bientôt, avec le dernier de ses habitants, sa mémoire même disparaîtra ; et eux, à leur tour, subiront la même loi et, à la fois dans leur nom et leurs formes, s'évanouiront du monde des hommes.

"En hommage à la mémoire de la vieille maison", pour reprendre le curieux énoncé de Samuel Pepys, laissez-moi vous conter une anecdote.

Lorsque la vague de l'invasion submergea la France, deux peintres étrangers se retrouvèrent abandonnés à Grez, sans un sou vaillant ; et là, jusqu'à la fin de la guerre, sans rechigner, les Chevillon les hébergèrent généreusement. Il était difficile de se procurer des provisions, mais les deux naufragés eurent toujours droit à ce qu'il y avait de mieux, se joignirent tous les jours à la table familiale et à intervalles réguliers on leur fournissait des serviettes propres qu'ils se faisaient scrupule d'employer. Madame Chevillon le remarqua et leur en fit le reproche. Mais ils campèrent sur leurs positions : manger, il le fallait bien, mais n'ayant pas d'argent, ils ne saliraient pas de serviettes. ?

Et Grez, dès qu'on y arrive, se révèle effectivement tout à fait digne d'intérêt. Le village s'est établi en dehors des bois, c'est un groupe de maisons avec un pont ancien, un vieux château en ruines et une pittoresque église. Le jardin de l'auberge descend en terrasses jusqu'à la rivière, avec un pré pour les chevaux, un potager, un verger et une étendue de gazon bordée de joncs et agrémentée d'une tonnelle.

Sur l'autre rive, s'étend une plaine qui pourrait être anglaise, plantée à profusion de saules et de peupliers. La rivière est claire, profonde, bordée de roseaux et couverte de nénuphars. Des plantes aquatiques croissent autour des piles du pont long et bas, grimpant à mi-hauteur en une luxuriante verdure. Elles s'accrochent aux avirons en eau profonde avec leurs longues traînes et quadrillent de leurs ombres légères le fond vaseux de l'eau.

La rivière se perd dans l'aventure d'îles minuscules ; elle disparaît parfois dans les roseaux, comme un vieux mur envahi par un lierre agile et vivace. On peut aussi voir le vivier, sorte de bac où le patron de l'auberge garde les poissons bien vivants pour sa cuisine, des clapotis huileux éclaboussant le couvercle de sapin jaune. On entend aussi de gais bavardages et des bruits d'eau venant du lavoir, juste sous la vieille église, où les femmes du village, à longueur de journée, se relaient pour faire leur lessive au milieu des poissons et des nénuphars. Gageons que le linge lavé en ces lieux doit être particulièrement frais et doux.

Extrait de "Fontainebleau, village communities of painters" (dans Across the plains with other memories and essays", 1900) et de "Forest notes" (dans Letters and Miscellanies, 22, 1898, traduction de Jacques Chabert et Pierre Bordas).

Grez
Pont de Grez-sur-Loing par Corot

Sources et Pages à visiter :

Les Amis de Bourron-Marlotte (ABM)
Robert Louis Stevenson

 
 
Haut         Accueil         Bourron-Marlotte        Grandes heures