Jules Claretie
de l'Académie Française

Portrait-charge anonyme de Henri Murger

La pauvreté de Murger
M. Jules Claretie publie, dans Les Annales, des détails charmants et touchants sur la méthode de travail et de dénuement de l'auteur de La Vie de Bohème.

Si Murger mourut à l'hôpital, ce ne fut point par impuissance, et il ne confia jamais à sa haine le soin de venger sa paresse. Il travaillait, travaillait. Mais le labeur lui était difficile. J'ai vu le manuscrit d'un de ses romans. Henri Murger recommençait jusqu'à sept fois, reprenait, recopiait le début de son récit.

On a conté les misères de sa vie. La plus douloureuse misère, c'était pour lui, ce noble souci du mieux jusque dans les petites choses, dans une strophe de romance, dans une nouvelle à la main !

« Je me suis remis à votre roman, non sans de grandes difficultés, écrit-il à un directeur de journal, qui, impatiemment, attend sa copie. Vous m'en voulez beaucoup, je le sais, et j'en suis désolé. Mais voici longtemps qu'il est dans ma destinée de ne pas faire ce que je veux. »

J'ai lu ses lettres inédites. Une autre fois il écrit de Marlotte, ce coin de forêt où il s'était réfugié, songeant en sa solitude à des romans ruraux, après ses romans parisiens :

« Mon pauvre et cher ami,
Voilà sur l'honneur six semaines qu'il m'a été impossible d'écrire une ligne. Je ne puis vous exprimer la succession d'ennuis que je viens de traverser. C'est une histoire lamentable, et vraiment, si vous pouviez entrer une heure dans mon intimité, vous auriez pitié de moi. Tout cela n'empêche pas de comprendre vos embarras et vous n'êtes pas responsable des éléments anti-laborieux qui se produisent dans mon intérieur. Mais si je n'avais pas commencé pour vous un roman d'imagination, je vous donnerais celui où je joue un si déplorable personnage et je vous ferais frémir.

J'ai en ce moment une sorte d'embellie dans ma tempête… Sachez que c'est vous qui serez terminé le premier.

Votre ami bien désolé.
Henri Murger

Cette correspondance du poète des Nuits d'Hiver avec le rédacteur en chef qui gronde, est pleine de traits à la Schaunard et qui font sourire, avec cette « larme à l'œil » dont parle Sterne. « Je ne vous quitte pas plus que ne le font mes créanciers dont la floraison a été magnifique cette année », écrit, par exemple, Murger.

« Je vous envoie, dit-il encore, le chétif total d'une semaine de travail à dix heures par jour ! »

Et ce travail, c'est quelques feuillets à peine. Une autre fois la chaleur l'accable :

« Voici encore quelques colonnes. Hélas ! mon roman pousse tardivement comme un fruit de terre chaude, - chaude est le mot, car nous avons ici une température qui détruit tous les calculs des savants et qui m'oblige, toutes les demi-heures, à mettre une rallonge à mon thermomètre. Vous qui avez été au Groenland, si vous avez rapporté un morceau de climat, envoyez-le moi donc. »

On le voit, le pauvre diable qu'on a souvent traité de paresseux était un travailleur acharné. S'il a fait dire à Schaunard : « Il y a des années où l'on n'est pas en train ! », il a cherché, lui à s'entraîner toute la vie. Il vécut dans un temps où l'on donnait pour vingt francs à un journal (Le Corsaire), chaque chapitre de La Vie de Bohême, et où l'on vendait cinq cents francs le volume tout entier à un éditeur.

Aujourd'hui, il serait riche. Une seule de ses pièces lui rapporterait plus que tous ses romans.

Jules Claretie
de l'Académie Française

Jules Claretie

 
Source : Archives Journaux Ville de Cannes

Scènes de la vie de Bohème en lecture libre : Gallica-BNF

 
 
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