HAUTE-CLAIRE
Le phalanstère d'artistes d'Armand Point

Haute-claire
 
Haute-Claire

Durant quarante années, le logis de Haute-Claire (aujourd'hui 16, rue Delort à Bourron-Marlotte), fut un des hauts lieux de l'Art à la Belle Époque. La demeure abrita un magnifique bouillonnement de cultures, au carrefour des révolutions morales, sociales et esthétiques qui bouleversèrent notre civilisation.

Autour de cet atelier, d'autres cénacles littéraires et artistiques se créaient pour un jour, pour un an, s'affrontaient, se défaisaient, laissant derrière eux un mystère, une mélodie, un essai, une œuvre, parfois un souvenir indélébile.

Plusieurs de ces artistes vinrent s'installer autour de la forêt, soit pour leurs vacances soit à demeure attirant leurs amis parisiens et leurs petites amies, permettant aux couples de s'appareiller, de se défaire, de se recomposer à l'infini dans une ambiance feutrée mais joyeuse.

Baigneuses
Armand Point : Baigneuses
Ces nouveaux venus, artistes ou gens de lettres adeptes de vie libre au grand air n'avaient plus rien de commun avec les rapins bohêmes sans le sou qu'hébergeaient jadis les Saccault ou Madame Antoni.

Ces jeunes gens occupaient souvent une position sociale, certes modeste, mais leur permettant de vivre et de créer en attendant la fortune. Certains aspiraient à la gloire, aux hochets officiels, espérant nouer dans ces cénacles des relations utiles.

Cela n'empêchait pas le talent, mais c'était déjà un autre monde, un esprit différent. Ces artistes n'habitaient plus une mansarde sordide, ne venaient plus à pied de Paris par manque d'argent. Ils aimaient leurs aises, un minimum de confort. Ils peignaient de moins en moins sur le motif, - laissant ça aux amateurs, - mais se faisaient construire s'ils le pouvaient, de vastes et superbes ateliers.

Armand Point

autoportrait
Autoportrait
Armand Point, né en Alger en 1860, mort à Naples en 1932, fut, durant sa jeunesse africaine, un talentueux peintre d'inspiration orientaliste, spécialisé dans l'aquarelle et la peinture de genre. Il brossa d'aimables figures romanesques et croqua quelques portraits séduisants, d'un puissant réalisme.

En 1881, il fait son service militaire dans l'artillerie durant la campagne de Tunisie, lors de l'expédition punitive contre les montagnards kroumirs ordonnée par Jules Ferry. Il en rapporta quelques belles études bien léchées.

De retour en Alger, il peint un tableau représentant des zouaves qu'il expose au Salon de la Société des Artistes Français de 1882 sous le titre La Tunisie.

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Famille de Tisserands arabes
A Paris, où il débarque en 1888, à l'âge de 28 ans, Armand Point découvre un univers fourmillant d'idées brillantes souvent contradictoires, un monde de personnalités fortes (ou parfois bien falotes à son goût) que tout oppose, qui passent leur temps à s'étriper virtuellement en paroles et en écrits.

Le jeune homme enthousiaste et curieux de tout fut l'élève de Herst tout en fréquentant les peintres et poètes du mouvement symboliste.

Rappelons-nous qu'en cette époque bouillonnante le Parnasse s'opposait aux excès lyriques et sentimentaux du romantisme incarné par Lamartine, Musset, Nerval, Hugo, en affirmant que l'art n'a pas à être utile ou vertueux mais que son seul but est la beauté. Cet Art pour l'Art prôné par Théophile Gautier.

Le mouvement symboliste dont Moréas est le chantre et Mallarmé sera le génie, apparut vers 1870 après la chute du Second Empire. Ligués à la fois contre le Parnasse et contre le Naturalisme qu'incarna Zola, les symbolistes invitaient peintres et poètes à se détacher de la dictature de la connaissance rationnelle initiée par la science, pour trouver leur inspiration dans l'intuition, dans la magie du rêve et de l'imagination.

Peladan
Joséphin Péladan
La rencontre d'Armand Point avec le "Sâr" Joséphin Péladan, fut décisive. Ce personnage mystérieux comme il en pullulait à cette époque, lui dévoila un univers étrange, à la fois romantique, spiritualiste et bizarre, dont il s'était institué le mage incontesté.

Péladan l'invite au Salon des Rose-Croix qu'il avait fondé et où le fougueux jeune artiste d'Alger put se faire connaître et apprécier du Tout-Paris.

Point dessinera d'ailleurs la vigoureuse affiche de l'exposition de 1896 où l'on voyait un jeune guerrier androgyne tenant par les cheveux la tête tranchée d'Émile Zola.

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Affiche pour le Salon Rose+Croix de 1896
Grâce à Puvis de Chavanne, un artiste du "mouvement", Armand Point obtient une bourse de voyage qui lui permettra de visiter l'Italie et la Grèce.

Sous l'influence prégnante de ses nouveaux amis et la découverte stupéfiante des primitifs italiens et de l'art renaissant, de Benvenuto Cellini et de la grande statuaire classique, l'inspiration du jeune Armand évolue vers une esthétique alliant l'idéalisme et la tradition. Par la même occasion, il retrouvera le secret de la peinture «à l'œuf.»

Vers 1892, il s'installe rue Delort à Marlotte, dans cette maison, le logis de Haute-Claire, qu'il rêve de transformer en un phalanstère. Quelque chose entre l'abbaye de Thélème et celle de Port-Royal-des-Champs. Il imagine un domaine où chaque artiste trouvera sa cellule monacale, une bibliothèque, des salles d'étude, de réunion, des espaces où peindre et créer en toute liberté, des ateliers pour orfèvres, sculpteurs, avec un laboratoire équipé d'un four à céramique, d'un autre pour les émaux, des salons de poésie et de musique,

C'est Elémir Bourges qui baptisa la demeure Hauteclaire du nom de l'épée d'Olivier, ami de Roland, paladin tué à son côté, à Roncevaux.

atelier
Atelier
Haute-Claire était née, «ce cloître dont les cellules seraient des ateliers, dont la cloche sonnerait des heures et dont la prière serait le travail».

Ève et Lucie Margueritte ajoutent dans leurs souvenirs : «Tel un moine artiste de la Renaissance, Armand Point sous le béret de velours noir, peignait, ciselait et cuisait ses émaux. Il méprisait l'art moderne qu'il jugeait incohérent et destructeur et admirait passionnément les maîtres vénitiens et toscans dont il avait admiré retrouvé la technique au cours de ses voyages. Il prit de préférence ses thèmes d'inspiration dans la mythologie.»

En 1894, une jeune fille amenée à l'atelier par Georg Brandes en compagnie de la comtesse Emmy de Nemethy, y fit sensation : Lou Salomé qui ne s'appelait pas encore Andreas mais subjuguait déjà les hommes par sa seule présence, fit tourner quelques têtes, comme elle affollera bientôt celles de Rainer Maria Rilke, de Frédéric Nietzsche et éblouira plus tard le vieux Sigmund Freud lui-même.

Haute-Claire présenta sa production au Salon de l'Art Idéaliste à Bruxelles en 1898 et à la Galerie Georges Petit en 1899. À côté de sa peinture il exposa des bijoux, des émaux, des broderies d'art, des bas-reliefs de bronze, des reliures en cuir gaufré, des coupes en or, en argent... des «coffrets incustrés de pierreries et d'émaux, des bagues où l'on voyait se tordre des dauphins autour d'une perle ou d'un rubis...»

Coffret aux paons
Armand Point : Coffret aux paons
José-Maria Sert, venu en voisin - il fréquentait volontiers Valvins, ses artistes et les jolies femmes qui gravitaient alentour -, fut amené à Haute-Claire par Misia. Le Catalan, que les hautes époques, grandioses et révolues passionnaient, tomba en arrêt devant les somptueuses productions d'Armand Point.

Cet art précieux et tarabiscoté correspondait tellement à ses aspirations les plus profondes, qu'il en fut subjugué et s'en inspirera par la suite. Paul Morand : L'allure de Chanel

En 1901, Armand Point avait réalisé une partie de ses rêves. Il épousa Helga Obsfelder, une ravissante danoise qui lui avait souvent servi de modèle. Elle lui donna un fils, Victor, un garçon magnifique, qui plus tard fera "Navale" et s'illustrera en 1926 à la barre de l'une des fameuses canonnières du Yang-Tse-Kiang intervenant dans la guerre civile qui opposait les nationalistes de Tchang-Kaï-Tchek aux communistes de Mao-Tsé-Toung. (*)

Jusqu'à la guerre de 14, Haute-Claire attira dans ses murs et sous ses futaies des personnalités aussi diverses qu'Oscar Wilde, Stuart Merill, Paul Claudel, Jean Moréas, Camille Mauclair, Pierre Louÿs, Émile Verhaeren, Raoul Ponchon, Élémir Bourges, la tribu Margueritte au grand complet, sans parler de la horde de Vikings rameutés de Scandinavie par son ami Ernst Thiel.

Ophelie
Armand Point : Ophélie
Durant la grande guerre ce petit monde se dispersa. Armand Point s'éloigna parfois de sa thébaïde pour séjourner dans la Creuse. Il y noua une amitié durable avec Armand Guillaumin, le talentueux et discret peintre de la mouvance "impressionniste", aux côtés de qui il peignit les magnifiques paysages de Crozant.

Pendant les hivers 1919, 1921, 1923, on le retrouve à Murol où il demeure à l'Hôtel de la Poste et bénéficie de l'accueil chaleureux de l'Abbé Boudal. Léon Boudal est non seulement un prêtre remarquable, à la foi rayonnante, mais aussi un peintre de grand talent, un guérisseur que l'on vient consulter de très loin à la ronde, un savant archéologue. A son contact, Armand Point recadre ses croyances, retrouve une foi solide après l'avoir quelque peu fourvoyée dans un ésotérisme de paccotille. A son côté il peint sur le motif de somptueux paysages sous la neige participant à cette discrète «École de Murols».

Tout au long de sa carrière, Armand Point se révéla un portraitiste de grand talent. Hélène Berthelot épouse du célèbre diplomate Philippe Berthelot qu'elle rencontra à Haute-Claire, fut longtemps son inspiratrice.

Fils du chimiste Marcellin Berthelot, il demeura un ami fidèle de l'artiste et de sa belle demeure où il avait amené notamment Paul Claudel et sa sœur Camille, Paul Morand qui loua plusieurs années de suite la Villa Clair-Bois au N°84 de la rue Murger. Paul Morand

Helene Berthelot
Mme Hélène Berthelot
Après la Grande Guerre, au cours de laquelle il perdit bon nombre de ses amis, Point dut constater comme ses pairs que le monde avait bien changé tant dans le domaine de l'esthétique que celui de la morale.

Malgré lui il appartenait désormais aux yeux de la jeunesse à la génération des peintres bourgeois, devenus quasi-officiels. Vilipendés par les nouveaux snobs et par une certaine critique avant-gardiste, traînés dans la boue par les Surréalistes, Point et ses amis gardaient pourtant des clients fidèles.

Si Haute-Claire a retrouvé tout son lustre, ce ne sont plus les mêmes artistes qu'il héberge ni les mêmes visiteurs qu'il accueille. Les artistes idéalistes, enthousiastes et un peu fous dont c'était devenu le laboratoire sont remplacés par des notables, amateurs d'art certes, mais bourgeois, importants, et des journalistes ou critiques "sérieux".

Armand Point : La jeune fille aux Violettes (g) - La joie des choses (dr)

Riche, reconnu et acceuilli dans les Salons officiels comme un chef d'école, il voyage, donne des conférences, sans cesser de travailler pour autant.

Un personnage tout à fait hors du commun, le banquier et collectionneur Ernst Thiel, depuis longtemps son ami, le fit connaître aux riches bourgeois scandinaves qui s'entichèrent de sa peinture et de ses émaux.

Armand Point : Dame à la Licorne - Saint Georges terrassant le dragon (dr)

Haute-Claire reçut toujours autant de visiteurs, mais le monde du cinéma, du théâtre, des finances et de la politique, succéda aux artistes idéalistes, aux artisans spirites et aux poètes symbolistes.

Les salons et les ombrages de la thébaïde d'antan virent défiler beaucoup de jolies femmes, des personnages importants tels Philippe Berthelot ou André Citroën.

C'est parmi ces visiteuses de charme que le jeune et beau Victor Point tomba amoureux d'une petite merveille, Alice Cocea, dont l'existence quelque peu tumultueuse indisposait la famille Point.

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Alice Cocea
En 1930 Armand voulut refaire un pèlerinage dans cette Italie qui lui a apporté la véritable révélation de lui-même mais il mourut à Naples... Son corps fut ramené à Bourron où il repose et où devait le rejoindre son fils Victor, quelques mois plus tard, à la suite de son amour trahi, qui le conduisit au suicide.
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Victor Point et Alice Cocea
Avant de mettre volontairement fin à ses jours, Victor Point, a fait partie des héros de la Croisière Jaune cette mythique expédition motorisée, organisée par André Citroën, de 1931 à 1932. Elle devait ouvrir à l'automobile, coursier d'acier des temps modernes, la fabuleuse Route de la Soie empruntée durant deux mille ans par les caravanes du désert pour apporter les richesses de la Chine vers l'Europe. C'est de Beyrouth à Pékin, à travers le Turkestan, le Xikiang et le Désert de Gobi, que cette caravane alla porter à la Chine le témoignage de notre civilisation. Lire: Victor-Élémir Point par Olivier Fanica in A.B.M. N°32 (1993).
Mademoiselle Gouverneur
Armand Point : Mademoiselle Gisèle Gouverneur

Lire : Aristide Marie : Marlotte et Armand Point

SOURCES

Internet :

Les Grandes heures de Bourron-Marlotte
Bourron-Marlotte
Wikipedia
Château de Bourron
Amis de Bourron-Marlotte
Philippe Saunier : La colonie d'Haute-Claire : artisanat et nostalgie


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