CHARLOTTE PERRIAND
(1903-1999)


Perriand-Corbu
Charlotte Perriand aux côtés de "Corbu" et de Pierre Jeanneret

Une vie de création
Charlotte Perriand fit partie, aux côtés de Le Corbusier et de son cousin Pierre Jeanneret du petit groupe de créateurs de l'architecture moderne. Ils privilégient dans leurs ouvrages collectifs un habitat humain, un espace intérieur certes minimaliste mais vivable, en opposition aux grands ensembles ghettos formés de clapiers pour loger le peuple ou d'immeubles bourgeois, décoratifs, écrins pour mobilier classique.

Liée aux mouvements politiques et sociaux d'avant-garde, adepte de la vie libre, au grand air, grande voyageuse, militant pour un nouvel art d'habiter, la jeune femme fut l'une des pionnières de l'architecture d'intérieur. Elle créa et signa des meubles révolutionnaires, des modules devenus aujourd'hui des classiques de l'habitat urbain moderne.

Amie de Fernand Léger, de Jean Prouvé, adepte fidèle des idées créatrices des cousins Charles-Édouard (Corbu) et Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand figure désormais à leurs côtés dans l'histoire de l'architecture.

Chaise-longue
Chaise-longue

Ce groupe favorisa également le passage de l'architecture artisanale à l'architecture industrielle, tout en sauvegardant une personnalité originale et une esthétique à leurs grands ensembles.

Personnellement, je ne saurais m'associer à cette débâcle de l'architecture que je considère comme une terrible régression dans le noble art de construire, même si quelques «essais» méritent indulgence.

Car, les ignobles constructions industrielles, qu'elles soient signées Le Corbusier ou d'un quelconque vénal promoteur, salopant d'admirables paysages de nos villes et de nos montagnes, resteront pour longtemps les tristes vestiges de l'art d'enlaidir la nature.

Cela dit, ces novateurs, Charlotte Perriand notamment, ont eu l'immense mérite de se soucier du confort pratique du logement, d'imposer ce nouvel art de vivre que permirent l'apparition des appareils sanitaires et ménagers modernes. (C'est elle qui inventa entre autres la cuvette des toilettes suspendue facilitant leur entretien).

Dans son ouvrage autobiographique «Une vie de création» Perriand raconte avec talent l'aventure passionnante de la fantastique évolution de notre société qui vint bousculer nos habitudes.

Il est certain que la libération de la femme de ses tâches ménagères les plus pénibles, l'information apportée par la radio, les revues illustrées, l'avènement des congés payés, de l'automobile, stimulèrent sa volonté d'émancipation, d'indépendance, et son implication progressive dans le monde du travail aux côtés de l'homme.

Fauteuil
Fauteuil

Femme libre et libérée, enthousiaste, Charlotte Perriand, souhaite par ses créations d'avant-garde, offrir aux femmes et à leur famille, même les plus modestes, un cadre de vie agréable et décent.
Forêt de Fontainebleau
En 1936, Charlotte Perriand exposa au Salon des Arts ménagers son siège à usage multiples, qu'elle complètera pour l'Exposition internationale des Arts décoratifs qui se tint l'année suivante.

Elle raconte :

«L'occasion m'était donnée d'étudier et de présenter un refuge-bivouac conçu avec André Tournon, ingénieur à Aluminium français, et Pierre Jeanneret, en réaction contre le refuge Vallot édifié dans le massif du Mont-Blanc, et qui ne tenait aucun compte des conditions du montage en haut montagne.

J'avais rencontré André Tournon au pied des rochers de Fontainebleau. Il était chargé par l'Aluminium français de développer des matériaux dans le sport. C'était un casse-cou plein de vitalité et d'exubérance. Dans le train Paris-Fontainebleau, il semait la pagaille, décrochait en prenant beaucoup de risques, les panneaux du train Paris-Nice qui nous doublait, pour les rejeter dans le wagon de queue.

Il était à l'origine de skis en aluminium. La première paire qu'il conçut et essaya se plia en équerre à la spatule au premier virage. Quant à son canoë canadien en alu, à sa première descente de l'Ardèche, il coula à pic. Il avait tout simplement oublié de fermer les poches d'air à l'avant et à l'arrière, ce qui le laissa tout nu, sans vêtement, sans argent, sans papiers, sur la berge.

Il aimait les blondes mais ne tombait que les brunes. J'étais devenue sa confidente.

Tournon
André Tournon et Charlotte Perriand au refuge-bivouac du Mont Joly

André Tournon avait participé au montage du refuge Vallot en aluminium, conçu bêtement comme une charpente en bois. Pour le transporter jusqu'à 4000 mètres d'altitude, il avait fallu sélectionner des porteurs de Chamonix capables d'acheminer sur le dos des panneaux de quatre-vingts kilos et de cinq mètres de long, d'où une formidable prise au vent.

Cette aberration nous donna l'idée de notre refuge-bivouac dont les charges ne dépassaient pas quarante kilos, et 2,5 mètres de long. Il fut monté pour expérimentation sur l'épaule du mont Joly, en Haute-Savoie. J'étais très investie dans des idées de projets multiples pour la montagne.

Avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret, j'exposai également une cabine sanitaire destinée aux hôtels d'altitude, préfabriquée, de petite volumétrie, facilement nettoyable, douche-lavabo, et une drôle de combinaison de W-C à la turque, avec un abattant pour les femmes enceintes ou les handicapés, et un autre qui le transformait en bidet, le tout superposé, relevable, très mécanique.

Dans le cadre de l'Exposition, Corbu proposa en 1936 un troisième projet : «Le Musée à croissance illimitée». Crédits refusés. Fernand Léger nota le 3 août 1936 : «M'occupe du musée Corbu - difficile - pas au point. Notre Corbu est peu réalisateur. Il prophétise, et ses satisfactions d'orgueil le remplissent suffisamment. »

Corbu
Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier

Charlotte Perriand avait bien compris la personnalité de cet homme de génie qu'elle côtoya depuis des années et dont elle subit parfois l'humeur changeante...

«Avec Pierre et sa trottinette, nous allions le samedi soir et le dimanche sur les plages de Normandie - nous aimions celle de Dieppe - à la recherche des plus beaux galets. Au retour, bien souvent nous dormions sur des meules de foin. Elles étaient rondes, moelleuses, n'ayant pas été mécaniquement compressées comme aujourd'hui. Nous dormions à la belle étoile, nos seules craintes étaient la fourche du paysan et les araignées, mais dès l'aube le camp était vite levé pour être à l'heure le lundi à la rue de Sèvres.

Nos sacs à dos étaient remplis de trésors : galets, bouts de godasses, bouts de bois troués, de balais de crin, roulés, ennoblis par la mer. Avec Fernand on faisait le tri, on les admirait, les photographiait, les trempait dans l'eau pour leur donner plus d'éclat. C'est ce qu'on appela l'art brut.

Buro
Charlotte Perriand expose à Zurich

D'autres dimanches nous partions dans des zones d'entrepôts de récupération de matériaux, dans des décharges, à la recherche de formes inattendues rassemblées tout naturellement par l'ordonnance de l'accumulation ou par le hasard. C'est ainsi que nous sommes tombés sur des blocs de métaux compressés à faire pâlir César de jalousie.

Pierre [Jeanneret] et Fernand [Léger] me contaient des histoires de graffiti dans les pissotières qu'ils auraient aimé photographier, mais ils manquaient de lumière et de recul. Il y aurait eu un bout de film à faire sur les pissotières à tout vent laissant visibles les pieds de ces messieurs qui, soulagés, sortaient les uns après les autres en boutonnant leur braguette sous le regard indifférent des passants : «On a perdu des libertés.»

Nous avions bien essayé d'entraîner Pépet [José Luis Sert] et Muncha [Sert son épouse] dans nos balades à pied en forêt de Fontainebleau. Mais ils ne nous ont suivi qu'une fois. Fernand Léger, entre Melun et Fontainebleau, sous la pluie avec une bouteille de calva, admira les lignes à haute tension d'EDF, gigantesques insectes reliés jusqu'à l'horizon par des fils ténus.

Lui non plus ne renouvela pas l'expérience.

Il écrivit à son «Bijou» : «Dimanche dernier, les deux petits m'ont fait faire 23 kilomètres. Ils ont voulu m'avoir - j'ai tenu, mais j'ai pensé à notre princesse - on pensait à elle […] on lui a mis une carte - ils sont enragés, et un peu exagérés, deux petits romantiques sur la ligne droite - c'est nouveau.»

Une de nos plus belles trouvailles fut un magnifique grès modelé par le vent dans la carrière de sable de Bourron. Trop lourd pour l'emporter. Le dimanche suivant, Pierre et moi retournions à la carrière ; le caillou était toujours là, il pesait bien cinquante kilos. Mis dans un sac de montagne et sur le dos de Pierre, il fallait parcouir environ mille mètres jusqu'à la trottinette que nous avions laissée à l'entre de la carrière, devant la grille d'un châ; les propriétaires nous avaient certainement vus venir, courbés en deux, l'un saoulageant l'autre, à petits pas. Nous devions ressembler à des maraudeurs portant un marcassin. Ils vinrent à notre rencontre. Pour ne pas être ridicules, nous nous sommes assis sur un tronc d'arbre, le sac au pied bien visible.

Dame de Bourron
Grès de la carrière de Bourron

«Qu'est-ce que vous portez là ?»

«Nous avons trouvé ce grès dans la carrière, nous en sommes tombés amoureux. Il est beau !»

«Allez, mais vous êtes dans une propriété privée ! »

Nous leur avons envoyé la photo par reconnaissance.

Ce qu'ils on dit d'elle :
«Sa recherche de la vérité de l'objet à travers la simplicité et l'épure est à mettre en relation avec le travail de designers contemporains comme Jasper Morrison ou Naoto Fukasawa, analyse Marion Vignal, auteur du livre Femmes designers (éditions Aubanel). Il y a des liens évidents avec le Japon qui a profondément marqué la pensée et l'œuvre de Charlotte Perriand, depuis son voyage dans les années 1940.»

«Charlotte racontait par exemple que sa chaise longue Tokyo avait été inspirée par une pince à sucre japonaise en bambou», se souvient Jacques Barsac.

«Seule femme des ateliers Le Corbusier, militante sociale convaincue tournée vers l'innovation au service du bien-être et de la société, Charlotte Perriand est aussi une héroïne de la création. C'est une figure pour toutes les femmes designers, un exemple de courage, d'indépendance et de réussite, car elle a connu la gloire de son vivant», juge Marion Vignal.

«Formel, le legs de Charlotte Perriand est aussi celui d'un parcours et d'une démarche singulière et autonome. Celui d'une "urbaniste de l'habitation", comme l'écrivait José Luís Sert.

Sources :
Merci à Serge Bielikoff de m'avoir fait connaître Charlotte Perriand et son livre Une vie de création, magnifique témoignage sur un siècle d'art. Signalons qu'après une période de purgatoire, Charlotte Perriand un peu oubliée, est enfin reconnue parmi les artistes incontournables du XXe siècle et que de magnifiques expositions lui sont enfin consacrées dans le monde entier.
Marc Schweizer

Charlotte
Charlotte Perriand vers 1970

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