Bourron-Marlotte
MAISONS D'ARTISTES
Auberge Antoni
37, rue Murger

taine
Taine par Léon Bonnat

HIPPOLYTE TAINE : LES ARTISTES

C'est dans son ouvrage «Vie et opinions de Frédéric Thomas Graindorge» que Taine montre une sensibilité «impressionniste»; il s'est en effet toujours intéressé à l'art, sa sœur étant peintre ainsi que sa belle-sœur, portraitiste en vogue.

C'est le peintre Georges Gassies (1829-1919) qui lui fit découvrir la forêt de Fontainebleau, Barbizon et Marlotte. Cette forêt lui rappelait sa jeunesse dans les Ardennes, dont il disait : «Ce que j'aime le mieux au monde, ce sont les arbres.»

Gassies
Georges Gassies: Forêt de Fontainebleaau le soir

Taine séjourna à Fontainebleau, en compagnie de son mentor et ami. Dans le chapitre XIX de son ouvrage, «Les Artistes», il écrit  à la date du 14 septembre 1867 :

«J'ai passé un mois cet automne à Fontainebleau et dans les villages voisins. C'est là qu'on les voit au naturel. [les artistes] Mais je n'ai guère songé d'abord à les regarder. Est-il possible qu'il ait auprès de Paris une forêt pareille? Tous mes souvenirs d'Amérique se sont réveillés.

Il y a neuf ans, mes comptes faits, j'errais à cheval parmi des futaies semblables; les idées de commerce et d'argent tombaient comme un vêtement sale; je retrouvais les générosités de la jeunesse, il me semblait que je redevenais homme. Certainement, ce que j'aime le mieux au monde, ce sont les arbres. Ai-je vécu dans ce Paris que j'ai tant désiré? Ici il me semble que non.

Mon salon, ma voiture, tout mon appareil est un habit de soirée gênant. J'ai occupé mes yeux, j'ai vu une ménagerie curieuse. Ai-je joui véritablement ? Ces neuf années, vues à distance, m'apparaissent comme un trottoir bruyant et monotone, le trottoir de quelque immense rue de Rivoli, sentant le gaz et l'asphalte. Ce que j'y retrouve de meilleur, c'est huit jours d'absence, une longue partie de chasse dans les Vosges. Nous avions un mulet, un paysan, une tente; nous vivions de notre chasse et nous bivouaquions en plein bois; le soir venu, l'homme épluchait le gibier; je rôtissais la viande sur des charbons, avec une broche posée entre deux perches; les branches se tortillaient dans la braise, les petits coups de vent lançaient sur le côté des jets de flamme; les étincelles pétillaient follement, la fumée bleue montait entre les troncs; nous nous endormions dans nos manteaux, les pieds au feu, et, le matin, en partant, nous sentions sur notre front les gouttes de rosée des grands chênes.

Cette forêt-ci est moins naturelle, mais qu'elle est belle encore ! Sur le bord de la route, les hêtres arrondis, dorés, glorieusement épanouis, s'étalent, étendant leur feuillage de dentelle. Ils s'allongent en file à perte de vue, jouissant de l'air libre. La lumière s'épanche à flots sur leurs dômes, rejaillit sur les feuilles, ruisselle en nappes, d'étage en étage, jusque sur le gazon. Une vapeur dorée, une poussière de scintillements et de miroitements flotte autour d'eux comme une gaze. Leurs troncs blancs ont une écorce toujours lisse et jeune. La profonde terre qui les nourrit leur conserve jusque dans la virilité l'air de l'adolescence, et le ciel tend au-dessus d'eux sa longue arche d'un bleu tendre.

Croix

Aucun passant sur cette route; la croix du Grand Veneur pointe à l'horizon. Le palais de la belle au bois dormant ne devait pas être plus paisible. Est-ce que vraiment quelqu'un a passé ici depuis un siècle ?

L'autre côté, une futaie énorme, est dans l'ombre. Les troncs monstrueux, noirâtres, plongent d'un élan dans le sol, et leurs têtes se perdent parmi d'autres têtes.

Quelques-uns se penchent comme des boas qui vont s'accrocher. De loin en loin, par des trouées, le ciel perce. Mais la verdure emplit tout l'horizon, tantôt sombre, tantôt resplendissante. La clarté, qui s'abat d'en haut, pose çà et là des traînées d'émeraudes mobiles. Les feuillages tremblent et luisent. Un bruissement infini, un chuchotement de cent mille voix, un bourdonnement qui s'enfle ou baisse, court à travers les profondeurs, et, sur un escarpement sablonneux, une troupe de pins, dans leur robe de verdure bleuâtre, chantent à voix plus haute, comme une colonie mélodieuse et étrangère.

Parfois un corbeau croasse; les rouges-gorges jettent leur note claire. Dans le silence, on entend les cigales bruire, et les colonnes d'insectes tourbillonnent dans l'air épais, chargé de senteurs. Un gland tombe sur les feuilles sèches; un scarabée frôle un brin de bois avec ses ailes. De petites voix gaies, de fins gazouillements d'oiseaux descendent des hauteurs. Tout un peuple vit sous ces voûtes et dans ces mousses, un peuple enfantin qui s'agite, et son bégaiement arrive à l'oreille, à demi recouvert par la respiration profonde de la grande mère endormie.

Hier, à onze heures du soir, sur les hauteurs de Franchart, la lune toute pleine semblait un morceau d'argent poli sortant de la forge. Des nuages légers, aériens, pareils à des plumes blanches, flottaient en traînées des deux côtés du ciel. Au milieu, l'azur semblait noir, tant la clarté était vive. Au-dessous, le cirque des dunes et des profondeurs apparaissait vaguement, tout noir dans l'ombre. Les sables blancs luisaient. Un bouleau frêle levait en face de moi sa tête échevelée et charmante; ses feuilles ne remuaient pas, tant l'air était calme.

On écoute pour saisir un bruit, et, dans un murmure imperceptible, à une lieue de là, on devine un cerf qui brame.

15 septembre 1867

Les chambres et le régime sont primitifs ici, assez semblables à celui d'un log-house dans l'Arkansas ou l'Illinois. Un lit, deux chaises boiteuses, parfois un fauteuil qui ressemble à un invalide de l'empire; les murs sont blanchis à la chaux et barbouillés de pochades, fort jolies, ma foi, et meilleures, à mon gré, que leurs tableaux d'exposition, tant elles sont naturelles, pleines de gaieté, d'invention, d'insouciance, jetées à l'improviste et à la débandade, comme la conversation d'un homme d'esprit.

Voilà les images intérieures, non élaborées et tourmentées, mais faciles, brillantes, exagérées ou bouffonnes, telles qu'elles ont traversé leur cervelle : deux chasseurs gaillards, en habit rouge, au milieu des taillis verts; des chiens tachetés, et bien portants, qui aboient de tout leur gosier; un torse nu de jeune fille qui se cambre et rit; M Prudhomme sortant d'un coquetier; trois caricatures; un pin parasol au bord de la mer, sur une plage de sable. Cependant l'escalier tremble sous les gros souliers qui descendent; il se fait un remue-ménage dans la cuisine; on boucle les sacs et les guêtres. Chacun mange au hasard, dans l'attitude qui lui a plu, assis, debout, sur l'escalier, sur le buffet, sur la table.

Les petites dames descendent en jupon blanc, l'œil à demi fermé et bâillant encore; on les accueille par des lazzis qu'elles supportent sans broncher.

Quelques gaillards bien découplés lancent la pique sur le chemin; d'autres, plus pacifiques, regardent le fumier et les poules qui picorent. On caresse le chat, on tourmente le chien. L'hôte, un ivrogne, entonne son cinquième petit verre; il pousse à la consommation et s'y noie. Je l'ai trouvé un jour à quatre pattes, incapable de se relever; il marchait ainsi, et pourtant comprenait encore.

Auberge Antoni
Auguste Renoir: Auberge Antoni

La petite servante, accroupie sur ses talons, souffle le feu en songeant aux jupons brodés du premier étage; pour sauvegarde morale, elle a les soufflets de sa patronne et un petit livre de dévotion mystique.

Tout le faix de la besogne tombe sur la grosse hôtesse qui, du matin au soir, sans se lasser ni se presser, cuisine, épluche, balaie, paie, reçoit, répond, sert le public.

Les paysans qui viennent ici comprennent fort bien ce qui s'y passe; ils ne s'en scandalisent pas, ils en rient plutôt, malignement et avec un air de convoitise; ce sont toujours les villageois des contes de La Fontaine.

Chacun part de son côté, et, une fois dans la forêt, travaille ou dort; je suis disposé à croire que la seconde occupation est la principale.

À la tombée de la nuit, on les voit revenir, un à un, portant sur leur dos leur parasol, leur pique, leurs toiles, leurs boîtes de peinture; ils s'asseyent à l'entrée de l'auberge sur un banc de pierre, et devisent, regardant les charrettes qui passent et les commères qui jasent, détirant leurs bras, allongeant leurs jambes; ils flânent, la conscience calme; sur cet article, les villageois en savent autant qu'eux; tout se fait lentement à la campagne; une paysanne reste fort bien une heure debout auprès d'une voiture à lait, échangeant toutes les cinq minutes une parole avec le conducteur.

La nuit venue, on soupe sur une table sans nappe, entre quatre chandelles; pour sièges, des bancs de bois; parfois, en manière de supplément, deux ou trois chaises. La lumière jaunâtre vacille sur les solives enfumées du plafond, sur les murs chargés de grotesques; à la fin, le café arrive, et les petits verres de rhum font leur tournée.

C'est alors qu'on voit se déchaîner les discussions littéraires et qu'on entend ronfler le tintamarre de la philosophie de l'art. Les grands hommes sont assommés ou portés aux nues; on s'égosille.

Grisette
La Vie d'artiste

Cependant les femmes, qui ne comprennent mot, bâillent à se démancher la mâchoire; une d'elles s'est endormie de tout son long sur le vieux piano carré; une autre, étendue, tortille des cigarettes.

Quand les combattants n'ont plus de voix, ils vont regarder la forêt au clair de la lune. Un d'eux a pris son cor, un autre imite la voix du cerf qui brame; les histoires pantagruéliques trottent, et les auditeurs écoutent, couchés sur le sable, en fumant leur douzième ou leur quinzième pipe.

La journée est finie, et l'on va se coucher. Le métier est dur. Des hommes de cinquante ans, qui ont un nom célèbre, ne gagnent pas dix mille francs. Vers trente ans, après dix ans d'études, on commence à produire; à ce moment il faut vendre, et, pour vendre, il faut que, sous l'artiste, se rencontre un commerçant.

Plusieurs jeûnent, accrochent une leçon de trois francs; encore est-ce une chance. Quelques-uns peignent des fonds pour les photographes, ou de grandes enseignes.

À quarante ans, si l'on a un vrai talent et des amis dans les journaux, on peut percer à force d'expositions et de réclames. Vers cinquante ans, on gagne quelque argent, et on a des rhumatismes.

Chaque année, le nombre des vrais amateurs diminue. Le goût baisse, depuis que la division des héritages émiette les fortunes et que les gros gains de la bourse salissent la société de richards malappris.

Les amateurs songent à revendre leur galerie, s'adressent au marchand de tableaux, font des affaires. Pour réussir, il faut trois chances :

- La première, c'est qu'à l'exposition quelque riche bourgeois dise : «voilà un retour de chasse qui est gai, il ferait bien dans le panneau gauche de ma salle à manger !»

- La seconde chance, c'est qu'il soit d'humeur dépensière, qu'il croie à son goût, que sa femme ne dise pas non; bref, qu'il achète.

- La troisième, c'est que ses amis, ayant déjeuné devant le tableau, en commandent de pareils.

Mais les cinq mille tableaux de l'exposition accablent l'attention, effacent toute beauté.

Une femme est jolie, seule près de son feu, sur sa causeuse; mettez-la parmi quatre-vingts toilettes au bal, on ne la verra plus.

Comment se vendent les dix ou douze kilomètres de peinture qui se confectionnent à Paris chaque année? Impossible de répondre. L'encombrement est plus grand encore ici que dans les autres voies.

Exposition
Exposition de peinture en 1900

Depuis trente ans, les romans, qui autrefois prenaient pour héros le jeune gentilhomme, choisissent pour jeune premier l'artiste, surtout le peintre.

Là-dessus, les imaginations se sont montées; quantité de jeunes gens, qui auraient été d'excellents commis, ont acheté des guêtres et laissé pousser leur barbe. Comment feront-ils pour dîner ? Plusieurs sont usés. Tel emploie l'été entier à finir une étude; il gratte, repeint, regratte, finit par perdre la sensation vraie, devient tendu, agacé, parle fiévreusement, par saccades, comme un homme qui sort d'une attaque de nerfs.

Beaucoup ont contrarié leur nature, et, après quinze ans d'efforts, se trouvent impuissants. Au lieu d'avoir l'imagination surabondante et le besoin de décharger sur la toile le trop-plein de leur cervelle, ils sont comme une source tarie qui, de loin en loin, laisse suinter une pauvre goutte d'eau.

Un ami survient, ils l'arrêtent au milieu d'un geste : «reste comme cela, allonge le bras, j'ai peut-être trouvé ma pose.»

À la fin, au hasard, après cent tâtonnements, ils accrochent quelque chose, et la créature, ainsi arrachée par miracle, est un avorton prétentieux.

Quelques-uns se résignent à faire du commerce; ils barbouillent des tableaux à quarante francs. Au bout d'un temps, le fin ressort artistique s'est usé, ils restent manœuvres toute leur vie.

- D'autres retournent dans leur province, font agir leurs parents, obtiennent des portraits. Quelquefois le conseil départemental, qui veut avoir la gloire de protéger les arts, accorde une pension de six cents francs. Les petites villes commencent à établir des expositions, et il se forme ainsi des renommées municipales.

Deux ou trois, les habiles, quittent leurs gros souliers, dès que les salons s'ouvrent, reviennent à Paris, vont dans le monde, et font une grande consommation de gants frais. Ils connaissent les critiques, flairent la mode, s'arrangent un atelier.

Quand les amateurs ont rencontré le peintre dans un certain monde et que son habit a une tournure convenable, ils ne peuvent plus lui offrir moins de cinq cents francs pour un tableau.

La plupart sont nerveux à l'endroit de leur talent, comme une femme à propos de sa beauté. J'en ai vu un, qui est entre les trois ou quatre plus illustres de ce temps-ci, laisser tomber ses bras, pleurer presque, en lisant le feuilleton d'un homme qui n'a jamais touché un pinceau.

«Mais je suis donc un crétin, je n'ai plus qu'à jeter mes toiles par la fenêtre !»

- Un autre, à qui nous reprochions de s'inquiéter trop des critiques :

«Il faut du bruit, de la gloire; il n'y a que cela pour me prouver que je ne suis pas fou. Messieurs tels et tels, qui sont des ânes, ont de leurs tableaux la même opinion que moi des miens.»

Il faut joindre à cela bien des misères, surtout celles qui viennent des femmes; c'est là leur plaie. Mariés ou non, ils vivent avec d'anciennes actrices, avec de modèles, des grisettes qui ont levé la jambe dans les bals publics. Elles gardent le ton de leur premier métier.

Alphonse Karr disait que, d'une petite fille, on peut faire une duchesse passable; rien de plus faux. L'air de femme du monde, et surtout de femme honnête, est ce qui peut le moins s'attraper. Celles-ci ont toujours l'air de vouloir pêcher un homme ou de se raidir contre une plaisanterie dure. Rien de plus naturel, elles n'ont jamais fait que cela.

Lorette
Je viens d'en voir une fort belle, bien habillée, et qui ne manque pas d'argent. Elle retrousse sa jupe à pleine poignée quand elle va se mettre à table; pour passer sur une allée mouillée, elle enlève tout son dessus et fait ballonner son peignoir blanc. Elle retrousse ses manches, prend des poses penchées, fait une voix roucoulante; c'est une actrice en scène. Elle conte ses affaires, dit qu'elle aime la peinture, fait des confidences à tort et à travers.

Habitude d'étalage. D'ailleurs le gros monsieur a besoin de ce jabotage qui occupe les heures vides. Elle a été à cheval la veille, et dit qu'elle a aux jambes deux places noires grandes comme la main.

Un des assistants veut faire préciser l'endroit, et, comme il a de l'esprit, il enveloppe son insinuation dans une politesse. Elle veut se fâcher, mais elle rit.

Elle s'excuse de rire, en disant que c'est nerveux, qu'au fond elle est très choquée. Elle l'appelle sot.

Une tempête s'élève, rires énormes, chansons mêlées de glapissements, chocs de verres, cris de «Madame ! Madame !» proférés de la voix la plus retentissante.

Elle lui offre un louis, s'il veut se tenir tranquille, et ouvre sa bourse pour prouver l'existence du louis.

Applaudissements et brouhaha. Elle se bouche les oreilles, et n'en rit pas moins; elle veut se défendre, on sent qu'elle n'y est pas habituée.

Le lendemain matin, par sa porte entrebâillée, elle le reçoit pieds nus dans ses pantoufles. Ce sont là des façons de cabaret, la finesse manque.

Quelques-unes se fixent au perchoir et demeurent ici l'hiver; cela fait des ménages. Une grande blonde fadasse fait le bonheur d'un peintre d'animaux, petit, noir, et qui a une voix de basse-taille : les contrastes se cherchent et ne s'accordent pas.

Il a des poules, des lapins, des pigeons, un fumier dans sa cour, trois moutons dans un enclos, et vient d'acheter une petite vache; tout cela bêle, beugle et piotte sous les fenêtres, dans les corridors, jusque sur l'escalier, qui n'est pas propre. Elle, au-dessus de cette ménagerie, étendue langoureusement sur un divan sale, se dépite et fume des cigarettes; je l'ai fait causer, la croyant d'humeur douce; point du tout, elle est exaspérée et crie ses douleurs tout haut :

«Les huit premiers jours, c'est charmant; le premier mois, cela va encore bien; au bout d'un an, on s'ennuie à mourir; au bout de deux ans, on devient enragée; impossible de mettre un jupon blanc !» L'homme ici a son état, la belle forêt qu'il comprend, la camaraderie, les discussions d'esthétique. La femme n'a rien que son ménage et les fumiers. Elle ne peut être femme, je veux dire élégante et coquette; il lui faudrait l'abnégation vraie d'une allemande, le courage d'aller tous les jours planter le piquet, attraper une fluxion à côté de l'homme.

Celles-ci se dédommagent avec les cancans, tournent et tracassent comme des écureuils en cage. «Il ne faut jamais de femme chez un artiste,» me disait le plus spirituel d'entre eux; «s'il en a une, qu'elle soit cuisinière.»

À les voir tirées de si bas, on les croirait reconnaissantes et soumises. C'est le contraire qui arrive. La Française a dans le sang un besoin d'égalité et d'excitation : sitôt qu'elle porte une robe suffisamment ample et neuve, elle se croit au niveau de la plus grande dame; son esprit est trop sec, son ambition trop prompte, pour qu'elle puisse sentir ou reconnaître une supériorité; par nature, elle se fait centre et commande; invariablement elle mène l'homme, quel qu'il soit, amant ou mari, esprit supérieur ou simple imbécile, l'artiste plus que tout autre.

Celui-ci, absorbé par son art, y dépense toute sa force; le soir, il rentre las, affamé de paix; elle, reposée par la journée vide, arrive avec sa force entière, et le combat n'est pas égal.

Je voyais ces jours derniers, à Paris, un homme dont l'énergie et la fierté sont connues, honoré de tous, célèbre, à qui les étrangers ne parlent qu'avec une sorte de déférence, devant qui l'on se défie de soi; sa maîtresse, une grisette de trente ans, déjà fripée, moins qu'ordinaire, raisonnait devant lui avec une sécurité d'âme admirable, contredisant, opinant sur des questions de littérature et de morale. Elle nous régentait.

En revanche, ils ont le don de se faire illusion. Le peintre d'animaux a pendu dans son atelier le portrait de sa blonde dégingandée; il a fait d'elle une Ophélie.

Un autre a tiré, d'une sorte de souillon, une bohémienne inspirée et poétique.

Pose
Séance de pose

La mère de l'Ophélie est arrivée, c'est une horrible tonne campagnarde en bonnet blanc, à museau pointu. Le malheureux propriétaire de l'Ophélie est en train d'en dégager une matrone hollandaise, honnête et na•ve.

En somme, je ne les trouve pas trop à plaindre. Ils peuvent s'oublier; ils pensent au beau soleil couchant qu'ils viennent de voir; le soir, ils voient flotter sur leurs chenets les jolis rendez-vous de chasse qu'ils peindront, les amazones aux longues jupes, aux plumes rouges, les lévriers qui hument l'air, les cors de chasse suspendus au cou des piqueurs.

Ils se disent que cette fois le tableau sera charmant, qu'ils auront du génie.

En attendant, ils dissertent sur l'art et font de la critique. Cinq ou six heures par jour, ils cessent de penser à la vie réelle. Enfin ils prennent du loisir, ils ne sont point à l'attache, ils ont des gaietés et des passe-temps d'enfants.

Tous les soirs, il y en a deux qui vont à l'entrée de la forêt donner du cor, pour avoir le plaisir de s'entendre, de faire du bruit, d'enfler vigoureusement les muscles de la poitrine.

Un de ceux-là a sept chiens; on leur parle, on les fouaille, on les caresse.

De temps en temps, ils arrangent des parties et ont l'esprit de laisser les femmes à la maison.

Nous sommes allés à Moret, une jolie petite ville à tournure gothique. Nous étions six, dont un cheval, que l'on montait tour à tour. On dîne à l'auberge sur une terrasse, au bord d'une eau coulante; vers le dessert, l'expansion est complète. Toutes les politesses, tout l'attirail compliqué des façons mondaines a disparu; on revient à la vie naturelle, exempte de précautions, d'affectations et de calcul; et, comme ici la plupart des natures sont fines, cet épanchement n'a rien de brutal; le goût du beau surnage; on voit qu'il est sincère, qu'il fait le fonds et la substance de l'homme.

Une autre nuit, nous sommes allés avec des flambeaux dans la forêt jusqu'à une grotte; les traînées de lumière ondoyante se perdaient magnifiquement dans la grande ombre; les chevelures de flammes ruisselaient parmi les roches, et les sables subitement éclairés déroulaient leurs blancheurs sinueuses.

Presque tous les soirs, ils vont les uns chez les autres, boivent un verre de rhum; quelqu'un se met au piano, et les autres chantent avec des voix telles quelles, non pour chanter et briller; ils rient de leurs fausses notes; mais, à travers leur musique, ils devinent la pensée du maître, et ils la sentent, chose impossible dans les concerts du monde.

À beaucoup d'égards, ils sont supérieurs aux ambitieux ordinaires, et certainement ils sont plus heureux. Ils vivent dans des idées plus hautes, ils sont à demi gentilshommes, ils n'ont pas l'esprit tendu vers l'épargne ou le gain, vers les finasseries basses du commerce, vers les violents et douloureux soucis de la grande ambition et des affaires.

Les moins distingués savent encore orner joliment un atelier, disposer des plâtres, des fleurs, faire de rien quelque chose.

Il y a ici vingt chaumières, arrangées en maisons, qui sont charmantes. Leurs intérieurs sont inventés, ils ne sont pas l'œuvre banale du tapissier.

L'un d'eux habite une grange qui est demeurée grange à l'extérieur; mais le dedans, peint en gris vert, est le plus curieux fouillis d'esquisses, de pipes, d'armes, de bustes, de cors de chasse, d'éperons, de bottes, avec deux ou trois vieux meubles, des bergères du dernier siècle, et une balançoire gymnastique.

Sisley Marlotte
Sisley: Fermes de Marlotte

Le cheval est à côté, séparé par une cloison, et les chiens nichent à la porte; le maître est chasseur autant que peintre; partout chez eux, on voit que le corps vit autant que l'esprit.

Un autre a des poteries. Un troisième a collectionné pendant dix ans les belles choses de la renaissance, des meubles de chêne bruni à pieds tordus, de vieux livres reliés en peau de truie et bosselés de figurines, des plats de bronze sculptés, des estampes choisies; le grand crucifiement d'Anvers étale, en face de la cheminée, ses groupes athlétiques, ses opulentes chairs nues, ses monceaux de florissantes femmes agenouillées dans leurs robes de soie, sous leurs torsades de cheveux pâles.

La plupart des ateliers sont entourés de verdure; au lieu d'arbres à fruits, on aperçoit dans le jardin des bouleaux délicats, un vaillant jeune chêne, des vignes sauvages, des glycines qui tordent leurs sarments le long des murailles; le vitrage de l'atelier a des échappées sur la large plaine, et, au bout de l'horizon, on voit s'allonger la ligne immobile de la forêt.

Très peu sont grossiers et insociables; même parmi ceux dont l'enveloppe est rude et la culture nulle, on trouve une finesse native, une aptitude à comprendre l'originalité, la grâce et le comique; la sensibilité de leurs organes est intacte, ils saisissent l'idée et la beauté au vol; le talent imitatif, l'esprit de caricature leur est inné. Ils disent parfaitement une scène marseillaise, une chanson picarde, une anecdote parisienne; tout y est, l'accent, le geste et le reste; avec leur gosier, leur nez, leur langue, leurs mains, ils imitent les formes et les sons, un grincement de porte, le hoquet d'un cerf qui brame; ils sont mimes, et cela naturellement :

«Le cerf reniflait, grun, le voilà qui se coule, il arrive, il nous voit. Patatra, patatra, sur le pavé !»

Cerf

C'est le langage primitif, tel que le suggèrent les images vives; chez nous il manque, parce que nous sommes desséchés.

Je pense toujours en les écoutant à Mercutio et à Bénédict; chez eux, comme chez les jeunes gens de Shakespeare, les impressions sont neuves, non apprises, et les expressions suivent, saugrenues, éclatantes. La bouffonnerie fait irruption au milieu du sérieux, et la polissonnerie aussi, non pas délicate ou ingénieuse à la façon du dernier siècle, mais étalée, énorme, mélangée de poésie et de folies comme chez Aristophane, parfois sentimentale; c'est une source engorgée qui lâche d'un coup son eau et sa bourbe. Mais nulle part ils ne réussissent si bien que dans leurs esquisses.

Un jour de pluie, deux peintres de passage ont barbouillé chacun un panneau de la salle à manger. De près, c'est un paquet de couleurs étendues avec un balai; à dix pas, ce sont deux scènes gaies, hardies, portées et vivifiées par un souffle de jeunesse.

La première est une fête de buveurs allemands, tous couchés sur le dos, tous fumant, tous en grandes bottes, tous ayant aligné leurs pieds à la hauteur de l'œil et méthodiquement au-dessus de la table; cette collection de bottes monumentales, qui s'étalent dans la lumière au-dessus de figures paternes, fait rire une heure durant; voilà la vraie attitude allemande, calculée pour donner à la méditation toute sa force; c'est ainsi qu'on philosophe sur l'absolu.

L'autre a peint une bande de nymphes et de satyres nus qui dansent sur le sable poli de la côte, dans la demi obscurité violette, dans les fumées vagues du crépuscule, sous les rougeurs d'un ciel méridional qui s'éteint.

Le tableau fini, il a pris à partie un peintre hollandais qui se trouvait là, jeune homme décent et qui se montrait un peu scandalisé par les mœurs du lieu. Il lui a dit que la Hollande était bien loin de Paris, qu'on y était certainement arriéré, qu'il ferait bien d'étudier le français et la morale dans le dictionnaire de Napoléon l'hollandais, qu'il y trouverait exposée la grande découverte moderne, un code de conduite approuvé par le gouvernement, où il est décidé que tous les Français sont tenus d'être athées, que le vrai mariage c'est l'adultère, et que le premier devoir de l'homme est d'assassiner son prochain.

- Avez-vous des pistolets sur vous? Moi je ne viens jamais à Marlotte sans un couteau de chasse, et, la nuit, je mets les verrous à ma porte.

28 septembre 1867

 
Chene Sully
Chêne Sully

Il n'y a rien dans cette forêt qui ne fasse plaisir : une large plaine de genévriers épineux, rabougris, repliés par le vent, rabattus sur le tapis roux des bruyères; au milieu, un bouquet de jolis bouleaux blancs, effeuillés, qui laissent apercevoir entre leurs cheveux la neige mouvante des nuages; à droite, une phalange de pins qui serrent leurs troncs, et poussent en avant leur bataillon noir sur la campagne lumineuse; au fond, les grandes lignes cassées des collines tachées par la blancheur unie des sables, où luisent des têtes de roc parmi les panaches des hêtres. Le vent d'automne siffle et s'enfle, il ronfle à travers les files immobiles des pins, et grésille dans les feuillages des bouleaux à demi dépouillés, pauvres enfants qui tremblent.

Les feuilles dorées s'envolent une à une, comme l'aile d'un papillon mort, et tournoient en tombant dans la lumière.

On regarde ces entassements de rocs gris jetés pêle-mêle, qui crénellent les hauteurs et bossellent les pentes; et l'on pense aux furieux courants, à la bataille des eaux qui ont raviné, décharné, disloqué les crêtes.

Ce pays-ci était le fonds d'une mer, et il y paraît encore; du sable partout, des écueils dévastés, des falaises rongées, des rocs minés par la base; aux issues dégorgeantes, des traînées de blocs qui marquent le lit des courants; l'eau retirée, il est resté un désert blanc, aride.

Par degrés, le soleil a bruni les rochers; les mousses sont venues et se sont incrustées sur les parois du grès raboteux; après elles, les fougères, les tiges opiniâtres du genévrier, puis les colonies envahissantes des arbres, et, dans les fonds humides, les chênes, qui, de siècle en siècle, aspirant l'air des solitudes, ont enfoncé leurs troncs et élevé leurs coupoles.

Les bruyères et les mousses d'automne collent au dos des collines leur pelage fauve, et le soleil les lustre.

Mais, par cent mille percées, les os du roc primitif crèvent cette peau végétale. De loin en loin, sur le cirque de pierre qui forme l'horizon, une maigre ceinture de pins errants serpente entre les dentelures, et les bouleaux dispersés laissent pendre leur chevelure pâle.

On resterait ici toute une matinée sans penser, content de regarder. On n'a envie de rien, on est heureux, comme les anciens dieux, les dieux d'Homère.

Il y a des touffes de graminées, hautes de quatre pieds, qui montent en fusées verdoyantes. Il y a des chênes que trois hommes n'embrasseraient pas.

Le bleu du ciel est si lumineux et si intense que les yeux s'y reportent incessamment et d'eux-mêmes. L'air peuplé de rayons et de reflets est en fête, et les branches noires, tortues, font saillie avec une force extraordinaire dans la clarté épanchée ou sur l'azur profond.

Une vieille route défoncée tournoie, encombrée de bruyères, et ses sables, rayés de terre noirâtre, tachés par des myriades de glands, disparaissent à demi sous la végétation pullulante. Aucun mot ne donne l'idée de ces hautes herbes dont la culture n'a pas déformé la vigueur native. La sève les a soulevées en l'air d'un élan, par familles; entre les bruyères ternes, elles luisent joyeusement, et parfois un coup de soleil, qui les prend en travers, éparpille au milieu de l'ombre une gerbe d'émeraudes.

Toujours le ciel, au milieu des feuillages dorés, le ciel bienfaisant, pacifique, le plus magnifique des dieux, la plus divine des choses.

À quoi servent la peinture et la poésie? Quel tableau, quel livre vaut un pareil spectacle? Ce sont des contrefaçons mesquines, tout au plus des consolations à l'usage des gens enfermés.

Ces grands arbres vous rendent grand; ce sont des héros heureux et calmes; on le devient par contagion à leur aspect; on a envie de leur crier :

«Tu es un beau et puissant chêne, tu es fort, tu jouis de ta force et du luxe de ton feuillage.»

Les bouleaux, les frênes et les autres créatures délicates semblent des femmes pensives dont personne n'a entendu la pensée, une pensée timide et gracieuse qui arrive à demi effacée, avec le chuchotement et l'agitation de leurs fins rameaux. Il y a des douceurs et des coquetteries dans les creux ombragés, dans les fourrés de bruyères roses, dans les sentiers tortueux qui laissent voir un morceau de leur ruban, dans l'affleurement d'une petite source qui noircit le sol entre les pierres et tout d'un coup descend avec une pluie d'éclairs; c'est un regard soudain, une mutinerie et une mièvrerie d'enfant, d'un dieu enfantin qui rit en liberté.

Toutes ces charmantes âmes osent parler dans le silence.

Au-dessus, quelle sérénité et quels rayonnements dans cet inextricable réseau de clartés entrecroisées qui habitent les dômes des chênes ! Tout souci s'en va auprès d'eux, on fait comme eux, on se laisse vivre.

Les années passent, j'ai eu le mois dernier cinquante-quatre ans, et combien y a-t-il maintenant de jours par an où, comme aujourd'hui, je me sente jeune ?

1867 BARBIZON

Auberge Ganne
Auberge Ganne devenue musée

Le 15 juin 1867, Taine écrivit à Sainte-Beuve : "Je suis avec ma mère à Barbizon, près de la forêt, et j'écris mon traité De l'Intelligence". La tradition veut qu'il ait logé dans une annexe de l'auberge Ganne, qui fut ensuite l'Hôtel des Voyageurs, puis le Relais de Barbizon.

Le peintre Gassies, dans Le vieux Barbizon, dit son étonnement de voir l'austère philosophe se comporter comme un gamin : «Il jouissait des promenades sylvestres comme un enfant. Un de ses grands plaisirs était de faire des petits feux de bois mort. Il aimait à escalader les rochers comme un gamin et, un jour, il déchira si bien son pantalon qu'il dut courir chez moi, non sans peine et tout honteux, pour m'en emprunter bien vite un autre. Heureusement, il n'avait pas été rencontré en route !»

Taine a séjourné à Barbizon à nouveau en 1891. Il fit alors l'éloge de ce petit bourg dans une lettre à sa femme :

«La forêt compense tout pour moi. Plus de bruit d'omnibus, la solitude certaine et indéfinie, les longs murmures du vent dans les feuilles prochaines et lointaines et, ça et là, un petit chant d'oiseau en quatre notes, et les innombrables formes de la vie végétale, si tranquille, si résignée aux chances, et pullulante.»

 


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