JEAN-PIERRE SICRE
par Philippe Savary

Jean-Pierre Sicre et Gwen Jegou

 
PHÉBUS : L'APPÉTIT VIENT EN VOYAGEANT

Jean-Pierre Sicre a créé sa maison il y a vingt ans. Deux décennies d'aventures à parcourir le monde des lettres, par tous les temps, contre vents et marées, à la recherche de la terre promise. Une bonne recette contre l'ennui, à raison d'une cinquantaine de titres par an. Cap sur l'imaginaire.

Les éditions Phébus sont domiciliées en plein quartier de l'Odéon, au 12 de la rue Grégoire-de-Tours. On ne peut imaginer meilleur endroit pour leur fondateur, Jean-Pierre Sicre, gaillard raffiné, bâti comme un héros de roman picaresque -ce robuste rabelaisien a dû sûrement être père trappiste, aubergiste ou corsaire dans une autre vie. Jusqu'à la moitié du XIXe siècle, la rue Grégoire-de-Tours s'appelait rue des Mauvais-Garçons.

On raconte que ce nom serait venu des garçons bouchers, un peu turbulents, qui habitaient le quartier. D'autres penchent plutôt pour ces aventuriers français et italiens, qui ravagèrent Paris en 1525 pendant la captivité de François 1er. C'est aussi, à quelques mètres de là, que fut fondé le Caveau et ses célèbres chansonniers, où venaient se réfugier quelques poètes gastronomes, qui s'enivraient de rimes et de bourgogne.

Témoin de cette époque généreuse, il ne reste plus aujourd'hui, dans cette rue, qu'une sculpture du XVIIe siècle, représentant un sauvage nu, vêtu d'une guirlande, sur le fronton d'un restaurant.

Pas très loin, les gourmands peuvent encore se mettre quelque nourriture sous la dent. On y trouve une belle enseigne, - la librairie du Globe - ainsi que la "meilleure rôtisserie de Paris". Il paraît que l'on y vient de très loin pour acheter perdreaux, pigeons et autres chapons de Bresse. Né en pays gascon, Jean-Pierre Sicre n'y est pas insensible.

C'est donc dans ce quartier où l'on a toujours pris le temps de vivre que les éditions Phébus -neuf salariés- rayonnent de mille péchés. Leur catalogue -riche de plus de 500 titres- illustré d'un soleil buveur, qui tend vaillamment sa coupe de vin en signe de fraternité (même si quelques nuages semblent obscurcir son ardeur) est là pour rappeler l'esprit de la maison : le plaisir avant tout, sérieux antidote contre l'ennui.

"La mort est là, que faire avant? Nul doute que la personne qui a construit cette planète n'était pas un artisan confirmé. Si nous étions des dieux, nous ne lirions pas. Mais nous sommes malheureux, incomplets, et c'est pour cette raison qu'il y a tant de livres. Le seul critère donc, c'est qu'un livre ne doit pas ennuyer." Épicurien devant l'éternel, mélomane averti (Schumann et Couperin ont sa préférence), Jean-Pierre Sicre avoue ne militer pour rien. Tout juste cet érudit regrette-t-il que le bon dieu n'ait pas inventé plus d'heures dans une journée. Et de pester contre ce "sale métier" qui "éloigne du livre" : "Les relations que l'on entretient avec les bouquins reposent sur l'inutilité, la paresse et la volupté. Maintenant, pour moi, c'est tout le contraire. J'ai manqué mon coup."

Jean-Pierre Sicre est né il y a 55 ans. Après des études à Sciences Po, il travaille trois ans à France Inter. En cette période gaullienne, il y découvre que journalisme rime plutôt avec conformisme, même s'il parvient à placer quelques chroniques littéraires, deux fois par semaine. Les événements de Mai 1968 lui donnent pourtant l'occasion de s'enthousiasmer, monopolisant le micro avec quelques autres "soviets" contestataires par d'interminables journaux politiques.

Malheureusement la fête ne dure pas : il préfère donner sa démission. Sa vie professionnelle le conduit ensuite chez des éditeurs d'encyclopédie comme Universalis, avant de se retrouver directeur littéraire chez Tchou (éditeur fourre-tout, ésotérisme, psychanalyse...). Sicre a des idées, mais ses sensibilités littéraires sont peu partagées : trop de projets lui sont refusés. Il décide alors de les monter à son propre compte. Phébus est créé en 1976, "sans un rond". Jane et Robert Sctrick, les deux autres piliers de la maison, le rejoignent quelques années plus tard.

Ce qu'il aime? Le grand large, ces livres qui excitent "les forces imaginantes de notre esprit", pour paraphraser Bachelard, l'un de ses modèles. Ces forces qui "creusent le fond de l'être", pour "y trouver à la fois le primitif et l'éternel".

L'éditeur-apprenti publie ensuite al-Nafzawi (une bible de l'érotologie arabe), Kleist, Stifter, les Histoires étranges et merveilleuses d'al-Qalyoubi. La veine romantique semble tracée et trouve sa plus parfaite illustration en 1979 avec le début de la réédition des Contes et récits d'Hoffmann (14 volumes) dont la traduction sera couronnée par l'Académie française. La publication de cette intégrale revêt une importance considérable pour Sicre. "La lecture de cet auteur, le plus lu en France dans les années 1830-1840 avec Walter Scott, fut un véritable choc littéraire durant mon adolescence. Malheureusement, la mort d'Albert Béguin en 1958 avait privé les lecteurs de langue française d'une partie de son œuvre. Finalement, c'est pour en connaître la suite que je suis devenu éditeur." Hoffmann deviendra le fidèle protecteur de la maison d'édition*. "Après la sortie du quatorzième volume, je pouvais faire faillite, ma mission était remplie." Mais l'homme, nous le savons, a bon appétit, et la barque Phébus à cette époque est loin d'avoir exploré tous les rivages de "l'imaginaire poétique". En 1986, il réalise un deuxième rêve : la réédition en langue française des Mille et une nuits, établie exclusivement à partir des manuscrits originaux. L'entreprise, prise en charge par René R. Khawam (responsable du domaine arabe), est unique. Les musulmans ne sauront jamais que le calife, au lieu de boire du jus de fruit, était un fieffé ivrogne...

Entre-temps, Phébus crée un solide rayon de romans d'aventures anglo-saxons, en rééditant des classiques, poursuit son intérêt pour les lettres allemandes (Perutz, Eichendorff), développe sa curiosité pour d'autres territoires (espagnol, slave...). Mais le plus beau fleuron du catalogue reste le domaine réservé à la littérature de voyage, inauguré en 1978 par Les Derniers Rois mages de Paul del Perugia, éblouissante traversée au cœur du royaume tutsi rwandais.

Le succès, plus tard, de La Mémoire du fleuve de Christian Dedet, (Prix des Libraires 1985, 100 000 exemplaires vendus) encourage l'éditeur à développer sa collection D'ailleurs, témoignages de civilisation, à travers les terres secrètes de la Mauritanie, des Andes, du Mexique, de l'Amazonie, du Mato Grosso, du Grand Nord, de la Mongolie... "La géographie m'a toujours passionné", explique Jean-Pierre Sicre, avant de convoquer une nouvelle fois son enfance où, dans le grenier familial, il avalait les récits d'explorateurs et de forbans. "À 11 ans, j'ai dû lire une vingtaine de fois Captain Blood de Sabatini." Pas étonnant donc que l'on retrouve également dans le catalogue les confessions d'un négrier, les mémoires d'un gentilhomme corsaire, l'histoire générale de la piraterie, de tous ces gueux qui ont enflammé les océans et l'imagination de générations de lecteurs.

D'aucuns pourraient regretter cette navigation tous azimuts. Quel rapport, en effet, entre la flibuste et Kleist? Kathleen Winsor, Adalbert Stifter et Alain Bombard? Jean-Pierre Sicre n'est pas gêné, même si la réalité économique le conduit parfois à "mettre un peu d'eau dans son vin". Phébus revendique son "identité baladeuse", son attrait pour le mélange des genres, le cosmopolitisme, et son appétence insatiable de curiosité. Car l'histoire de Phébus, c'est l'histoire de son fondateur, mais surtout celle de ses rencontres avec d'autres "olibrius", aussi passionnés que lui, comme Michel Le Bris, avec lequel, en 1986, il lance une sorte de petite bibliothèque maritime. Grosso modo, c'est une vingtaine de grands lecteurs qui alimentent le catalogue. Les traducteurs, "ces beaux héros à la vie ascétique", ont une place priviligiée dans ce cercle. Et Sicre de rappeler, presque hilare, que lors de la petite fête donnée à l'occasion du vingtième anniversaire de la maison, il y avait davantage de traducteurs que d'auteurs...

La littérature étrangère représente 75% des publications Phébus. Ce domaine a permis de faire connaître au lecteur français le Chilien Francisco Coloane, le Hongrois Miklos Szentkuthy, l'Irlandais William Trevor, l'Anglais Charles Palliser. "Cette littérature s'est imposée d'elle-même. Pendant dix ans, nous avons refusé d'ouvrir une collection de romans français parce que nous recevions tous les textes que les autres éditeurs refusaient (Phébus reçoit environ 1 200 manuscrits par an). En plus, pour éditer de la bonne littérature française, il fallait avoir un carnet de chèques ou un carnet d'adresses bien fournis." Le succès de La Mémoire d'un fleuve en 1985 change quelque peu les choses, sans les bouleverser : le lecteur découvre Cédric Morgan ou Marc Trillard (Prix Interallié en 1994 avec Eldorado 51). "La littérature anglaise m'intéresse davantage que la littérature française. Il existe là-bas une véritable fermentation... Les Anglais ont réussi avec le Commonwealth ce que nous sommes peu parvenus à faire avec la francophonie. Et paradoxalement, ils ont appris le métissage après la décolonisation. En France, il y a du beau linge, c'est brodé au petit poil, mais cette littérature sent le renfermé. Son imagination ne va pas plus loin que le mur de la salle de bains!"

L'homme avoue son goût pour l'impertinence, les mal-pensants, les malappris, et son dégoût pour ce qui est consensuel. Il a quelques fiertés, aussi : la qualité de ses traductions - que le Grand prix national de la traduction a déjà récompensée (Nino Frank et René R. Khawam) -, sa typo qu'il considère comme l'une des plus belles de l'édition, sa revue annuelle Caravanes, "sans laquelle, je ne tiendrais pas" (plus de 400 pages, une somptueuse réussite - "comme une vendange tardive, les grains ne sont pas nombreux mais chargés de saveurs"). On peut y ajouter également sa ténacité face aux lois du marché.

Un géant en visite chez les nains

En 1990-1991, Phébus a failli connaître une éclipse durable : près de dix millions de francs de déficit, autant que le chiffre d'affaires annuel de l'époque. Finis les tirages de tête, finis les livres vêtus de vélin, finis les calendriers d'art. Le Seuil entre dans le capital. Sicre se serre la ceinture : il se soumet au Smic pendant cinq ans. Ce plan d'économies ne l'empêchera pourtant pas de sortir cinq volumes (1500 pages) d'un Anglais totalement inconnu, Charles Palliser. Sa perspicacité lui donne raison : plus de 60 000 exemplaires ont été vendus du Quinconce.

Côté regrets : celui de ne pas avoir publié le Manuscrit trouvé à Saragosse du Polonais Jan Potocki ("J'ai traversé l'Atlantique en 1985 pour ce livre"), tiré à son origine à quelques exemplaires à Saint-Petersbourg (José Corti le sortira, en grande partie, en 1992); celui également de travailler d'arrache-pied pour faire tourner la boutique ("Je ne pensais pas que ce serait une guerre aussi difficile"). Pour cette raison, le fondateur de Phébus s'est fixé une limite à son développement : être capable de lire tous les livres qu'il publie. Les projets? Ouvrir une collection poches pour valoriser les ouvrages de fonds (80% du chiffre d'affaires de Phébus repose sur les nouveautés...) "Mais pas avant 1998. Si la maison est aujourd'hui bien gérée, la trésorerie reste tendue..." En bon capitaine, Jean-Pierre Sicre sait qu'il faut choisir son temps pour ménager une embarcation. La traversée est si longue.

Philippe Savary (1997)

 


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