Souvenirs d'un inconnu
L'ADOPTION
Genthod
(Photo de Marc Schweizer)
II
Années de guerre
074 - La Guerre
Genthod 1939-1941
Je me souviens, c'était en
début d'après midi. Je désherbais sous le soleil,
à la raclette, - une corvée abhorrée -, l'allée
de notre propriété, depuis le portail métallique jusqu'à
la maison.
Soudain, j'entends, au loin, un
bruit insolite : des coups sourds qui ébranlaient l'air en provenance
du nord, c'est-à-dire de la France distante, à vol d'oiseau,
de moins de cinq kilomètres.
Je me précipitai vers la
maison où mes parents faisaient la sieste, et criai : Maman ! Maman
! les Allemands arrivent.
Les Allemands arrivent
En fait, ils arrivaient, mais, la
bataille dut être courte, car le bruit du canon cessa et ce ne fut
qu'à la TSF et dans le journal du lendemain que nous apprîmes
que les Allemands avaient occupé, sans trop de résistance,
le département de l'Ain et, sans respecter le territoire accordé
par le Congrès de Vienne.
Sur le vieil atlas de mon père,
je me mis à tracer, au secret, au crayon les progrès des
armées, effaçant chaque jour, à l'écoute des
nouvelles, la ligne atteinte à la gomme.
Mes parents admiraient Hitler
Personnellement, mon cœur battait
pour la France, et les alliés. Mes parents, autant mon père
que ma mère, admiraient l'ordre, l'énergie allemande et Hitler.
Je me souviens que ma mère me dit un jour, lorsque je lui faisais
part de mes préférences pour les victimes de ce conflit dont
je ne connaissais évidemment ni les horreurs, ni même les
privations physiques :
— Voyons Bubi (diminutif alémanique
de Büebli, petit garçon), Hitler ne peut être un mauvais
homme, il aime Wagner et il aime les chiens. (Le berger allemand d'Adolf
était célèbre).
O74 - La Séparation
Ma mère qu'à cette
époque j'aimais et admirais davantage que mon père, était
une grande amoureuse. Portée sur la chose, elle se donnait pour
le plaisir à M. le maire, mais aussi, j'en suis certain à
quelques autres galants qui tournaient autour d'elle qui lui faisaient
de somptueux cadeaux.
Depuis quelques mois, peut-être
des années, les disputes familiales allaient en s'aggravant. Les
scènes de ménage devinrent quotidiennes. On en vint aux coups.
Ma mère accusait mon père
de lui avoir "volé" sa jeunesse - ils avaient vingt-huit ans d'écart.
Mon père lui reprochait ses attitudes d'allumeuse et probablement
ses coucheries. Bref, cela n'allait plus guère dans le couple. Les
disputes étaient infernales et profitaient aux voisins. Le régal
des Ramel, des Vuille. J'ai retrouvé plus tard de savoureuses lettres
échangeant des insultes avec les voisins.
Ma mère, très procédurière,
avait souvent recours au juge de paix.
La vie devient intenable
Au début des années
quarante, la vie à Genthod devint intenable. Mes parents se disputaient,
s'invectivaient tous les jours.
Je me souviens de scènes
terribles où ils en venaient aux mains. Je ne me souviens plus très
bien des raisons ni du sujet de ces disputes. Mais, ma mère étant
une jolie femme assez allumeuse, flattée par les hommages appuyés
que les hommes lui témoignaient, il y avait certainement de la jalousie
dans l'air.
Alors, un jour, ils décidèrent
de se séparer.
Mais si mon père n'était
pas riche, il disposait de sa pension de fonctionnaire des douanes. Maman
par contre n'avait rien que son terrain. Il fut convenu que mon père
laisserait tout à ma mère, maison, économies, qu'il
s'occuperait financièrement de moi, assumant mes frais de pension.
Mais pour vivre décemment, Maman devait impérativement se
marier afin que son époux subvienne aux frais du ménage.
La chasse au mari
C'est alors que j'assistai, sans
tout à fait comprendre de quoi il s'agissait, à une amusante
chasse au mari par petites annonces.
Des dizaines de lettres de prétendants
arrivaient à Genthod. Mon père les épluchait et, par
discrétion les rendez-vous avaient lieu à six kilomètres
de là, à Genève, au Buffet de la gare Cornavin.
Je n'assistais évidemment
pas à ces rencontres. Mais il semble me souvenir que mon père
y allait en observateur.
A Genthod ne défilaient que
les "possibles" que je trouvais tous moches et idiots. Pas un ne trouvait
grâce à mes yeux.
Évidemment, dans cete sélection,
il n'était pas question d'amour. On examinait la bête, son
environnement, ce qu'elle possédait. Mon père voulait pour
successeur un homme assis, ayant du bien, un bon travail, l'espérance
d'une retraite. Un fonctionnaire comme lui, si possible.
Entre deux présentations,
les scènes se poursuivaient.
Maman eut d'ailleurs une attaque
d'apoplexie qui lui laissa pour séquelle une légère
raideur de la main gauche qui l'handicapa légèrement pour
le restant de sa vie.
076 - L'ADOPTION
A partir de là, rien n'allait
plus.
Comme mes parents n'étaient
pas mariés, pas besoin de divorce, mais, le problème c'était
moi...
Le petit Bubi Benz alias Höhener...
Pour trouver un mari à ma
mère et un père légal à son rejeton, ma mère
répondit à quelques annonces matrimoniales de la "Tribune"
puis en inséra elle-même. Et ce fut la ronde des prétendants.
Je me souviens très bien de l'un d'entre eux, un certain Guzoni,
propriétaire d'un joli hôtel-restaurant des environs que ma
mère rencontrait en cachette dans ses murs. Ma mère a toujours
aimé les Italiens.
Cela faillit coller. Mais mon père
détestait les Italiens, et cela ne se fit pas. Evidemment, je fus
tenu hors de toutes ces tractations, mais, du haut de la cabane nichée
dans mon chêne mutilé, j'entendais des choses que je n'aurais
pas dû entendre et je voyais des choses que je n'aurais pas dû
voir.
Mon caractère se renferma,
je me pelotonnai dans ma coquille, m'inventant pour moi-même un monde
mythique et fabuleux.
L'examen de passage
Il y eut une période d'intense
activité de recherche. Des inconnus venaient travailler au jardin
et dans la maison. Les prétendants à la main de maman, recrutés
par petites annonces, devaient non seulement ne pas déplaire à
ma mère, mais surtout convenir à mon père. Le candidat
devait être travailleur, avoir une bonne place, disposer de quelques
biens. Le père Benz n'allait pas laisser sa maîtresse et son
fils au premier joli cœur venu. Il fallait montrer patte blanche. Il y
avait examen de passage.
Mes parents, je l'ai dit étaient
des gens simples. L'épreuve consistait à voir si le soupirant
avait des compétences, un savoir-faire pratique, bref qu'il savait
bétonner, maçonner, jardiner, faucher, greffer, s'occuper
des bêtes, tuer poules et lapins, etc.
Pas question d'amour
Il n'était pas question d'amour
dans ce marchandage !
Durant ces quelques mois d'intense
prospection, mon père obtint d'un maçon qu'il construise
une couche en béton armé pour les jeunes plantations, exigea
l'édification d'une mini serre de la part d'un serrurier. La pose
d'un grillage galvanisé autour du grand terrain acheté par
ma mère derrière la maison fut l'affaire d'un artisan ayant
perdu une main dans les mâchoires d'une malaxeuse.
Il y eut encore d'autres épreuves
: le test d'endurance lors d'une randonnée dans la montagne auquel
mon père tenait beaucoup.
Celui qui emporta l'affaire était
un veuf sans enfant, le sieur Schmutz, prénom : Émil, comme
mon père. Un homme maigre, triste, au visage anguleux, que je n'ai
jamais vu rire ou sourire. Inconsolable depuis la mort de sa femme disparue
sans lui laisser d'enfant, mais qu'il avait tendrement aimée.
Je le détestai d'emblée.
Il me le rendit bien.
078 - Je découvre la haine
Il se passa alors un événement
anodin pour les autres mais tragique pour moi, qui laissa des séquelles
dans mon caractère et me perturba profondément.
Monsieur Schmutz épousa ma
mère civilement et, m'adopta légalement le 11 novembre 1941,
à la chambre des tutelles de Genève. J'allais sur mes dix
ans.
Après m'être appelé
tour à tour Benz, Höhener, me voilà Schmutz, un patronyme
que j'exécrais autant que celui qui m'en pourvut. Je me souviens
parfaitement de cette matinée brumeuse où, dans un bâtiment
froid, hautain, sinistre de la vieille ville, je devins le plus légalement
du monde le fils de cet homme que spontanément je haïssais.
Cela se passa en présence
de ma mère et d'un juge pour enfants. Je me souviens comment, avant
cette comparution, on me fit la leçon de bien répondre
"oui" à toutes les questions du juge telles que : oui j'aimais M.
Schmutz, oui il s'occupait bien de moi. Oui j'étais content de devenir
son fils ; oui... oui... oui... Par contre, j'ai oublié les questions
auxquelles dut répondre le père Schmutz.
Je me replie sur moi-même
et je pisse au lit
A partir de ce jour, je me repliai
sur moi-même et devins nerveux, insolent et d'un caractère
infernal. Je me mis à répondre mal à ma mère,
je refusai toute corvée, je lacérais, détruisais,
massacrais tout ce qui me tombait sous la main.
A l'école, moi qui jusque
là étais bon élève, je négligeai mes
devoirs et me retrouvai parmi les cancres.
Très vite il fut décidé
que j'irais en pension. Loin de chez nous. Loin de mon chêne, de
mon âne, de mes chèvres. Les seuls êtres que j'aimais
et qui m'aimaient.
Oui, cela fut un soulagement pour
moi, pas un arrachement. D'emblée, j'aimai cette nouvelle vie à
la montagne, au milieu de camarades garçons et filles de toutes
origines issus de familles en difficultés. Ma seule hantise : depuis
mon adoption jusqu'à l'âge de seize ans je faisais pipi au
lit.
Quelle angoisse !
Combien de fois ai-je tenté
de dissimuler aux autres ce qui était alors considéré
comme une tare. Lorsque je me rendais compte que mon drap était
mouillé, je tentais de le sécher. Mais la tache restait.
J'allais la laver. Parfois j'étais surpris en pleine lessive. Quelle
angoisse.
Je n'étais pas le seul d'entre
mes camarades à pisser au lit. Et, entre copains de chambrées
on se racontait mille histoires à ce sujet. Mille recettes aussi,
toutes plus farfelues les unes que les autres pour nous libérer
de cette humiliation.
Une nuit, je me réveillai
en sursaut en sentant le relâchement de ma vessie et la flaque dans
laquelle je baignais. (On mettait une toile cirée sous mon drap
pour protéger le matelas). Je surpris trois camarades en train de
faire tremper mes doigts dans une cuvette d'eau froide. En me voyant réveillé,
ils filèrent se coucher en gloussant. Cette plaisanterie pouvait-elle
déclancher l'énurésie ?
Ma mère qui affirmait que
jusque là j'avais été propre, essaya quelques recettes
de "bonne femme" pour enrayer cette pissomania.
On me fit avaler mille potions,
allant du lait de sauge au miel (délicieux), au citron pressé
chaud. On me fit également voir par une guérisseuse qui semblait
prendre plaisir à tripoter mes bijoux de famille sous prétexte
de me magnétiser les parties.
080 - Rougemont : La pension
Après le mariage de ma mère
avec le sieur Schmutz, veuf thurgovien naturalisé genevois, technicien
chez Pic Pic, monteur de turbines aux Atelier des Charmilles, que je détestais
sans retour, il fut décidé en famille, sans me demander mon
avis, que pour mon bien, j'irais en pension. Mon père naturel, Émil
Benz, assumant les frais de ma pension et les Schmutz s'occupant de moi
durant les vacances.
Pour moi, pour ma mère et
pour l'abominable intrus, le mécanicien Schmutz, que j'abhorrais
de toute mon âme et qui me le rendait bien, ce devait être
un soulagement.
D'ailleurs, Rose-Marie, une demie-sœur,
naquit entre temps. (Avant de mourir, ma mère me confia que Rose-Marie
était ma véritable sœur, fille d'Émil Benz et non
du père Schmutz qui, ne pouvant avoir d'enfant, l'avait épousée
enceinte). Drôle d'imbroglio.
La pension des sœurs Gangloff, était
assez éloignée pour que je ne rentre pas au foyer en fin
de semaine, perturber la famille.
Je trouvais le même avantage
que mon beau-père à cet éloignement. Je redoutais
chaque dimanche de les voir débarquer à Rougement dans leur
vieille étroite et vilaine Morris haute sur patte (un véhicule
datant de 1932, rafistolé et repeint. Depuis leur mariage, j'éprouvais
un inexplicable sentiment de malaise en présence de ma mère
et de mon beau-père. L'impression de Schiefheit. De vie gâchée,
faussée...
082 - Les soeurs Gangloff
Un élégant village
de chalets dans le Pays d'En-haut à la lisière du canton
de Berne, qu'un petit train de montagne reliait de Montreux à l'Oberland
Bernois : le MOB.
Nous n'allions pas à l'école
du village. Tout l'enseignement nous était dispensé par deux
sœurs institutrices, les sœurs Gangloff. La pension était mixte
et comptait principalement des enfants de parents séparés,
de quelques Allemands et Anglais que leurs parents désiraient mettre
à l'abri d'un pays neutre.
Les sœurs Gangloff, étaient
de gaies et joviales vieilles filles émigrées de Russie après
la révolution, anciennes préceptrices des enfants de nobles
familles de la cour des Tzars. Pédagogues de premier ordre, douces
et patientes, mais également enthousiastes, elles parvenaient à
nous passionner dans toutes les matières même les plus ingrates.
Jamais leurs leçons furent ennuyeuses et je leur dois ma passion
des études.
L'enseignement se faisait dans le
vaste salon du chalet plein de tableaux, de photos et de souvenirs de Russie.
Nous étions assis sur des chaises de velours de style Louis-Philippe
et nos pupitres étaient d'élégants lutrins. Deux fois
par semaine, un professeur de musique venait nous enseigner le solfège,
le piano et le chant, un professeur de dessin d'origine italienne, nous
apprit à tenir un crayon, à manier les pastels et à
peindre à l'aquarelle.
Je fis ainsi un an de piano. Peu
doué pour la musique, j'eus droit à des cours particuliers
de dessin où je me montrai plus habile. Le professeur me permit
de réaliser une copie d'après un tableau italien d'Uccello,
que je signai Emilio da Sadora.
072 - Mon chêne
A la pension Gangloff, la matinée
était réservée à l'étude des matières
du programme et l'après-midi à skier, à effectuer
quelques travaux ménagers tels que scier le bois, débarrasser
le jardin de ses mauvaises herbes, éplucher les légumes,
faire de la glace avec la sorbetière, passer le block sur les parquets
cirés par la domestique (seule corvée me laissant de mauvais
souvenirs si bien, qu'aujourd'hui encore, je n'aime pas trop les parquets
!). A cette époque les parquets non traités devaient chaque
semaine être frottés, puis enduits à la cire avant
d'être lustrés pendant des heures sous le va-et-vient d'un
block, lourd instrument ménager.
A la pension, mon meilleur ami était
Dominique Firmenich, un camarade de Genthod. Sa mère, une femme
extraordinaire, venait souvent lui rendre visite. Je la lui enviais.
Autant je craignais l'apparition
un peu voyante de la mienne, autant Mme Firmenich était douce, vêtue
avec élégance et discrétion, agréable et aimante
envers tous les camarades de son fils.
Voilà la mère que
j'eusse aimée pour moi !
Au fond, je me sentis très
heureux dans ce milieu aisé, cultivé, cosmopolite.
083 - Gstaad et le Hornberg
L'hiver, tout le pensionnat se rendait
parfois par le train, à la patinoire de Gstaad ou à Saanenmöser
pour une journée de ski. C'étaient-là des stations
renommées.
De riches étrangers fréquentaient
la patinoire de Gstaad dont une partie était réservée
aux adeptes du curling. C'est que je vis la première fois l'Aga-Khan,
un des hommes les plus riches du monde, qui, s'adonnait à ce sport
alors peu connu. Il s'agissait de lancer une sorte de fer à repasser
rond le plus loin possible sur la glace tandis que des gamins à
genoux époussetaient vigoureusement le miroir gelé devant
l'engin à l'aide de petits balais de paille.
A Saanenmöser, situé
un plus haut que Gstaad sur la ligne du M.O.B. (Montreux-Oberland Bernois),
existait depuis quelques années l'un des tout premiers "tire-fesses"du
monde, un luxueux traîneau qu'un câble tractait jusqu'au sommet
du Hornberg.
Quel bonheur, quelles émotions
intenses avons-nous éprouvées, lorque nous accédions
au privilège alors réservé aux gens riches d'emprunter
cette merveilleuse luge sculptée qui nous emmenait à près
de trois mille mètres. Peinte en rouge et or, avec un extraordinaire
coffre à bagages et à skis capitonné, ce magnifique
objet d'art nous promenait silencieusement dans un paysage de rêve.
Lorsqu'il faisait très froid, on glissait sur nos genoux des couvertures
de fourrure qui nous rappelaient les illustrations de Michel Strogoff.
Au sommet nous attendait un panorama magnifique, avec, au Sud, la vision
féerique de la chaîne des Alpes.
A cette époque, j'avais de
lourds skis en hickori appartenant à ma mère, avec, comme
tous mes camarades, une antique fixation de cuir sertie de métal
qui épousait la semelle rainurée de nos chaussures.
Ces skis nous permettaient de dévaler
les pentes dans la neige poudreuse en usant de la souple et élégante
flexion du stenmark. Lorsque nous disposions d'une véritable piste
de neige battue - elles étaient plutôt rares à cette
époque -, nous éprouvions la jouissance de la vitesse et
de l'ivresse du stem-christiania aux virages serrés.
Le ski d'alors n'avait rien à
voir avec le ski d'aujourd'hui. En petite montagne vaudoise il n'était
pas rare de voir de jeunes paysans farouches dévaler les pentes
ou les chemins verglacés sur des douves de tonneau !
Un jour que je ne pouvais suivre
mes camarades, faute de moyens - une excursion au Hornberg coûtait
cher - ce fut Mme Firmenich qui régla discrètement les frais
pour moi, disant aux sœurs Gangloff que son fils refusait de partir sans
son ami.
Ski, ski, vive le ski
A Rougemont, existait une piste
de saut avec un tremplin qui permettait aux petits casse-cous que nous
étions de nous exercer au saut. Oh ! bien sûr, nos envolées
n'allaient ni bien haut ni très loin. Mais nous parvenions à
bondir à vingt-cinq-trente mètres, non sans tomber, mais
sans jamais nous rompre le cou.
En ce temps-là les accidents
étaient rares.
Je me souviens de mon étonnement
lorsque je vois un jour, dans la montagne, un skieur accidenté installé
sur un traîneau de fortune confectionné par ses deux skis
reliés par les sangles de la fixation et qui fut ainsi transporté
vers la vallée à l'aide de bâtons dirigés par
le skieur de tête et maintenu et freiné par le second skieur
placé derrière lui.
Je ne connus qu'un accident
de ski, lorsque perdant l'équilibre mon front heurta le tronc d'un
sapin, m'ouvrant l'arcade sourcillère et entraînant deux points
de suture.
Mais ce ski d'autrefois n'avait
rien à voir avec le ski d'aujourd'hui. Dans une excursion nous ne
recherchions pas la performance, mais le plaisir de nous trouver libres
d'évoluer dans une nature féerique, de fendre la neige étincelante
que seules traversaient les traces d'animaux ou les empreintes d'oiseaux.
084 - Château d'Oex
Par une nuit de printemps, notre
chalet brûla pour une cause qui resta semble-t-il inconnue. Je ne
me souviens pas d'avoir été traumatisé par cet accident.
Bien au contraire. C'était pour nous un peu la fête. Un feu
de joie. Il n'y eut pas de victimes. Nous avons passé deux ou trois
jours à l'hôtel, puis les sœurs Gangloff louèrent un
autre chalet, à Château-d'Oex, chef lieu du Pays d'En-haut.
Sorella von Le Bret, fille d'un
colonel allemand originaire de Darmstadt et Marie-José, une Lausannoise
aux cheveux courts et raides que nous appelions Crin-Crin étaient
devenues mes "bonnes amies".
Sorella
L'amitié qui nous liait Sorella
et moi ne nous empêchait pas de nous crêper le chignon.
Une singulière aventure resserra
nos liens un jour que, le souffle tiède du "Föhn", ce "fiu"
helvétique, nous poussa à une folle escapade. Le vaste chalet
du pensionnat était adossé à une haute montagne qui
bordait la vallée au Nord. Derrière, c'était un autre
canton : Fribourg. Sur un coup de tête, pour voir ce qu'il y avait
"derrière la colline", j'entraînai Sorella à en faire
l'escalade. Nous disposions juste de quelques heures, après déjeuner,
pour tenter l'aventure. Aussi, n'est-ce pas à un rythme raisonnable
que nous entrprîmes notre randonnée, mais en grimpant tout
droit vers le sommet, ignorant les sentiers en lacets qui y conduisaient.
Ahanant, le cœur battant, à
quatre pattes lorsque la pente devint trop rude, nous raccrochant aux arbustes,
nous atteignîmes haletants l'échancrure entre deux crêtes
d'où nous aperçûmes avec bonheur et fierté,
la ravissante vallée de Gruyères. Nous ne restâmes
pas longtemps dans cette contemplation. A peine avions-nous récupéré
notre souffle, que nous dévalions la pente du retour comme des fous,
en redoutant par avance le châtiment qui nous attendait au retour.
En arrivant sur le terrain de la pension par le petit bois derrière
le bâtiment, tout semblait paisible. Nous étions crottés,
les vêtements déchirés, les mains et les genoux en
sang.
Eh bien, personne ne s'était
aperçu ni inquiété de notre absence. Sorella et moi
pûmes nous glisser chacun dans notre chambre, nous laver, changer
nos vêtements et nos chaussures dans la plus parfaite impunité.
Au repas du soir, après le
bénédicité, assis l'un en face de l'autre, nous échangeâmes
un regard qui refléta la jubilation intense qui nous éprouvions
au souvenir de la secrète victoire que nous venions de remporter.
L'Alpage
Nous allions souvent en excursion
en montagne. Le printemps, à la fonte des neiges, le paysage était
féerique. Des fleurs partout, de toutes les couleurs, de la timide
et frêle soldanelle à la gaie et solennelle gentiane bleue.
L'une de mes destinations préférées
était l'Alpage, au pied de la dent de Ruth, où les bergers
nous accueillaient avec gentillesse et une hospitalité sans faille.
Ils faisaient leur beurre à
la baratte, préparaient le fromage de Gruyère dans de grandes
cuves de cuivre chauffées au feu de bois, nourrissaient les jeunes
veaux de l'année avec le petit lait et nous offraient de la crème
fraîche au goût inimitable dans les "assiettes" creusées
dans l'épaisse table de mélèze de la pièce
commune que l'on essuyait simplement avec des feuilles ou un torchon.
Ils recueillaient aussi quelques
plantes médicinales, entre autres la camomille, la gentiane et l'arnica,
distillaient les racines de gentiane jaune dans un alambic rudimentaire.
J'aimais beaucoup cet alpage, les
bergers et la vie libre qu'ils y menaient.
La motte de beurre
Ce souvenir fit qu'une fois à
Genthod, vers la fin de la guerre, lorsque le rationnement en beurre se
fit plus serré, je proposai à maman d'aller à l'alpage
à bicyclette, en chercher. Je ne doutais de rien : au moins deux-cent
cinquante kilomètres aller-retour. Je partis de bon matin, mis environ
7 heures pour parvenir à mon ancienne pension où, reçu
avec chaleur je passai la nuit. Le lendemain matin, j'y laissai ma bicyclette,
pour monter à pied vers l'alpage. En deux ans, rien n'avait changé.
Les mêmes bergers étaient toujours là et me reconnurent.
Ils me firent manger de la viande boucanée, de l'excellent fromage
et de la divine crème fraîche épaisse et onctueuse.
Je passai la nuit dans la pièce commune où je dormis comme
une marmotte.
Le lendemain, ils confectionnèrent
pour moi plusieurs kilos à la baratte. Ils emballèrent la
motte dans une épaisse carapace d'herbes et de feuilles de gentiane
pour le maintenir au frais. Quand je voulus payer, ils refusèrent
absolument et me donnèrent même une jolie silhouette figurant
une "montée à l'alpage", finement découpée
aux ciseaux dans des feuilles de papier noir. Deux heures pour regagner
la vallée et reprendre mon vélo ; six heures de route de
retour (il y avait beaucoup de descentes), et me voilà à
Genthod avec ma cargaison de beurre qui, malgré le soleil, n'avait
pas fondu dans son emballage de feuilles.
086 - Le baptême
Mes parents, père catholique,
mère protestante, vivant aux yeux de l'Église en état
de péché, n'avaient pas jugé utile de me faire baptiser
à ma naissance.
À l'époque, en
Suisse allemande, le baptême avait une grande importance. On demandait
souvent le certificat de baptême : pour l'inscription à l'école
par exemple. D'ailleurs, les papiers de l'époque portaient encore
la mention de la religion. A cheval entre les deux j'avais souvent honte,
et je mentais...
Afin de participer avec les
camarades de mon âge à la confirmation protestante, je fus
baptisé à la jolie église de Château d'Œx au
cours d'une cérémonie privée. En me remémorant
cet épisode, je ressens encore sur ma tête la froide aspersion
que j'éprouvai lorsque le pasteur m'ondoya en prononçant
les paroles sacrementelles.
Lors des vacances, en Suisse
allemande, chez les Knecht-Erne, on me fit bien comprendre que ni le baptême
ni la confirmation protestante n'étaient valables pour faire de
moi un bon chrétien.
Je fus donc traîné
chez un curé de choc qui me baptisa selon les règles de l'Église
catolique, et, après quelques séances d'un bref endoctrinement
catéchismique auquel je ne compris pas grand chose, m'admit à
une communion privée.
Ici aussi, la religion comme
la famille, le double baptême comme mon changement de nom, imprimèrent
en moi un sentiment de malaise diffus : je n'étais pas comme les
autres, nulle part je n'étais à ma place... Un sentiment
que j'éprouve aujourd'hui encore...
Je lisais beaucoup, j'adorais
les romans d'aventure, la poésie... Un de mes auteurs préférés
était Gustave Aymard, bien oublié de nos jours.
088 - J'ai honte de ma mère
Enfant j'éprouvais souvent
de petites hontes qui aujourd'hui feraient bien sourire.
D'abord la situation familiale d'enfant
non reconnu, des parents vivant "à la colle".
Ensuite l'originalité souvent
provocatrice de ma mère. En toutes choses elle avait horreur de
faire comme les autres. Elle revêtait des pantalons noirs, (des fuseaux
fabriqués par elle-même dans des pantalons de ski qu'elle
retaillait à son goût avec un élastique sous la plante
des pieds, comme aujourd'hui) à une époque où cela
faisait mauvais genre pour une femme de porter le pantalon.
Lorsqu'elle annonçait sa
venue à la pension, une peur panique s'emparait de moi. A chaque
fois je me demandai ce qu'elle allait encore inventer, dans quelle tenue
loufoque elle allait encore apparaître. Une de ses tenues préférées
consistait à revêtir une sorte de longue et ample chemise
vaporeuse à la Isadora Duncan, (qui pour moi ressemblait à
une chemise de nuit), avec un bandeau dans les cheveux et une longue écharpe
de soie autour du cou. Imaginez l'impression qu'elle pouvait faire sur
des garçons habitués à des tenues maternelles plus
conventionnelles.
Le plus étrange pour moi
était le rayonnement dont elle jouissait. Ma mère plaisait
énormément. Il émanait d'elle une sorte de fluide,
quasi magnétique, qui fascinait et subjuguait à la fois.
Les hommes étaient à
ses pieds, fous d'elle. Et elle aimait ça. Quand elle marchait dans
la rue, les hommes et les femmes se retournaient. Une traînée
de regards la suivaient.
Je ne pense pas qu'elle se rendait
compte du malaise que m'inspirait son comportement. Elle possédait
un égo puissant. Elle était sûre d'elle en toutes circonstances
et se moquait du qu'en dira-t-on.
Elle m'affubla un jour de luxueuses
chaussures italiennes, bicolores, tape-à-l'œil, très pointues,
qu'elle trouvait belles et dont j'avais terriblement honte.
D'ailleurs à leur vue, mes
petits camarades me surnommèrent "Spitzig" (pointu).
Elle m'acheta également une
pélerine, une belle pélerine de loden, vaste, souple, douce
au toucher mais que je détestais car j'étais seul à
porter une pélerine. Après deux ans d'usage, comme elle devenait
trop petite, elle donna ma pélerine à l'Armée du Salut
et m'offrit un manteau, un vrai manteau, mais elle en choisit la couleur
et le motif : d'affreux chevrons marrons, à la mode anglaise.
Horreur. Pour le rendre hors de
circuit, je fis un accroc volontaire, à des fils de fer barbelés.
Ainsi déchiré, j'espérais bien en être débarrassé
à jamais. Mais, ô désespoir, ma mère le porta
à "stopper" au Bon Génie, où elle l'avait achté,
et la balafre disparut comme par enchantement. (Voilà aussi une
coutume perdue : on ne jetait pas un vêtement déchiré,
on le raccomodait ; une chaussette trouée était reprisée.
Un pull troué : remaillé.
Même les cerises me faisaient
honte. Mon père Benz qui travaillait dans les fermes m'envoyait
d'Argovie de grands paniers de douze kilos des succulentes cerises de Bâle,
les meilleures. J'en avais honte... comme Heidi du fromage que son grand-père
lui donnait pour le porter en ville...
Honte aussi, de ce pantalon de golf
que ma mère m'avait acheté.
En fait, nous ne disposions pas
de nombreux vêtements. J'avais une pélerine, un hanorak et
en tout et pour tout trois pantalons. Le premier allait avec le "costume
du dimanche", le second était prévu pour l'hiver, le troisième
était un pantalon de golf qui plaisait beaucoup à ma mère
et dont j'avais honte. Or, ce "golf" enthousiasma mes camarades qui exigèrent
de leur mère d'en obtenir un semblable. Un seul magasin de sports
de Genève en vendait. Hoffstetter Sports. C'est bien la première
fois et la dernière fois de ma vie que j'allais lancer une mode
vestimentaire !
Juillet 2000 Emil Benz
Connaissez-vous Joseph Sigward
?
Vous devez lire absolument :
Jeanne-Marguerite de Montmorency
Une mystique oubliée
ainsi que son fabuleux roman :
Le Barbare et la jeune juive
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